Palette de Palerme (2/4)

Sant’Antioco (Sardaigne), juin 2022

24/

Il y a des marchés tous les jours.

On pourrait sans doute y consacrer des chapitres entiers tant ils ont leur charme propre, leurs spécificités mais on va débroussailler ça plus rapidement ensemble.

Je me rends dans au moins un d'eux chaque jour. Aussi pratiques que quotidiens, ils sont assez proches du centre, donc je fais en sorte d'y faire un saut à chacune de mes sorties. Les trois principaux sont ceux de Cappo, Ballaro et Vucciria.

Vucciria est le plus historique. Il tient son nom (d'après un parlémitain) du mot sicilien pour vache, car on y amenait directement les bestiaux pour les zigouiller et en obtenir les meilleurs morceaux tout frais. L'autre piste qu'on m'a donné tient plus de la voce, la voix, car les vendeurs y gueulait comme des ténors leurs arrivages. Si c'est le plus ancien, c'est également le plus petit, il tient autour d'une placette, deux clebs à moitié crevés et sa fontaine où vont laver leur poiscaille les vendeurs consacrés. On y trouve accolées deux rues pavées du vieux centre, une avec de petits stands fruits et légumes, boucherie et pain, et une seconde artère très sombre, où des étals proposant les merdes habituelles et gadgets à touriste jouent des coudes avec les tables de resto et le comptoir d'un troquet très fréquenté à l'heure des aperitivi (juste avant le repas).

Cappo est le plus propret, le plus touristique aussi j'ai bien l'impression tant il a compris qu'il pouvait tirer un max de son côté « Stay true » avec ses p'tits vieux et ses nonnes qui viennent au ravitaillement, mais en prouvant aussi qu'il pouvait parler à l'étranger avec ses longs stands de streetfood préparée sur place, à picorer à une table branlante ou à emporter (dans des assiettes en plastoc naturellement). Il est précédé d'une petite rangée de marchands qui vendent leurs puces, et consiste ensuite en une longue rue qui descend presque jusque la Cathédrale. On y trouve de tout, mais essentiellement de la bouffe et moult fruits et légumes, mais aussi poissons et viandes, panini, fritures de toute sorte, jus de fruits frais, épices, bref, vous voyez le tableau, c'est tout à fait typique et charmant.

Le dernier, il est encore plus street que food que les deux premiers, et c'est Ballaro. Là, on touche à une ambiance unique. Imaginez-vous, à 200 mètres de la gare centrale, un quartier mixte et miteux, et au milieu, ce marché tentaculaire. Plusieurs fois on me l'a vendu comme le Barbès palermitain, mais non, ce n'est pas Barbès, c'est bien à Ballaro qu'on est. Petites rues sinueuses qui tiennent presque des bazars de Fès, crasses, sombres, étals en équilibre précaire, prix cassés, gueules cassées, ça roule en scoot dans la foule qu'est-ce qu'i'a, on y trouve vraiment de tout, à des prix défiants toute concurrence et je tiens pour exemple la tranche d'Espadon, au kilo ! Dieu m'a en sa sainte garde que je suis impartial à ce sujet car je déteste tout ce qui sort de la mer. Poissonnerie lambda pas loin de là où je crèche, prix affiché ? 30 rondax le kilo les pigeons ! Mercato Cappo, première poissonnerie en descendant la rue, le sabre de l'espadon sert de poteau pour tenir le toit du stand, on voit qu'on baisse un peu de standing, prix au kilo ? 26 euros ! Peut mieux faire ? Ballaro, il est frais ou il est pas frais mon espadon ? En tout cas c'est p'tete une contrefaçon chinoise mais à ce prix-là pourquoi s'priver ? 20 balles ou j'remballe les amis ! Et c'est globalement la même chose pour tout le reste.

Certains stands diffusent leur crincrin sur des enceintes de mauvaise qualité, ça sent la friture et le graillon de partout, tu mets les pieds dans des choux et des abats, tu chevauches des enfants et des mendiants mais t'en as pour ton argent (si tu r'trouves ton porte-monnaie à la sortie bien sûr – non j'déconne, c'est le quartier qui prête à confusion vu les loubards qui trainent là-bas, mais je trouve le quartier assez safe en vérité). Et qu'ouïs-je ? le rythme change, boum tchiki boum, c'est dimanche, d'une de ses rues part une contre-soirée, en mode giga vide-grenier de miséreux, avec les stands de contrefaçons, les vendeurs de CD gravés et même un gars qui voudra te refiler un p'tit cochon noir qu'il tient en laisse ou des lapereaux de trois jours, gaffe ! Bref, le bordel ambiant devient une teuf où tu sais plus où donner du chef, ça grouille de partout, c'est jour de fête mais t'as pas l'impression qu'un seul de ces asticots soit passé par la case Messe.

Dimanche toujours, Piazza Marina, autour du jardin Garibaldi avec des ficus géants (pas ceux qu'on trouverait chez Ikea, ou alors p'tete la maison mère en Suède, mais j'vous parle d'énergumènes de 30 mètres de haut pour 20 mètres de circonférence de tronc) se déploie une p'tite brocante pour les chineurs en sous-pull chiné. Ambiance conviviale et familiale, j'ai lu dans un commentaire du brillant internet qu'on pouvait s'y refaire la cerise pour se changer de l'image sale et pauvre de la ville. À l'auteur de cet étron : reste bien chez toi la prochaine fois que tu voudras éclairer le monde. Non, sans blague, à part des plantes grasses et le tétanos, vous risquez pas de ramener grand chose de ce fourbis attrape-touriste.

25/

Visiblement une mode fait que pas mal de femmes italiennes ont recours à la chirurgie esthétique et les lèvres (puis le nez) sont leurs victimes les plus évidentes. Pas pour le meilleur malheureusement car en regardant l'Instagram d'un institut local et les photos avant/après opération dont ils se gargarisent, je me demande vraiment pour quelle raison ces femmes ont recours à ce type de modification (la config' originelle étant tout à fait bien il me semble).


26/

C'est dimanche, toute l'Italie (ou presque) est sur son 31 depuis hier. Ça parade et fait le beau dans les rues commerçantes (où tout est ouvert) tandis que votre serviteur rentre chez lui après une lessive. Arrivé à trois rues de la via Dalia, je retrouve mon quartier débraillé et crasseux et je vois passer un mec tracté sur son vélo en promenant son cheval au trot.

Forza Palermo.

27/

Un soir, je rentrais en direction de ma piaule (qui est pas une dinguerie, qu'on s'le dise), et je me suis dit :

« Putain, en fait je pourrais vivre ici ».

28/

Un autre jour, récemment, j'ai repensé à tous ces professeurs que j'ai connu et qui, ou bien m'avaient prédit un avenir d'incapable ou de reprit de justice, ou bien m'avaient fustigé pour mes fantaisies littéraires. Où sont-ils maintenant ces pauvres erres ? Si je ne sais ce qu'ils sont devenus, je sais qu'ils n'ont pas réussi à complètement me briser car tel que vous me voyez, je continue comme au premier jour mes fanfaronnades.


29/

S'ils ne jouent pas avec des pétards ou de petits feux d'artifice qui font aboyer les chiens, les gamins du quartier s'amusent avec les trottinettes électriques en libre service dans les rues ou ont la leur propre. Les plus petits sont dans de petites voitures électriques grimant les bolides dont tous les gamins rêvent, ils dirigent leur petite barque sous le regard absent d'un parent absorbé par son drone qui vole au dessus de la Piazza Settimo. Pour les ados ce sont les vélos électriques, pour d'autres des scooteurs électriques, ils passent à toute berzingue dans la foule, oh, vous savez bien ce que je pense de tout ça... j'me sens vieux et de droite parfois, RIP.

30/

Sur la route du Monte Pellegrino, je remarque ces longues halles cachées derrière de hautes grilles. Plus que des halles, cela ressemble à des quais de déchargement, alors je fais le tour de la propriété et arrivé en bas du haut portail, je lis en lettres forgées « MERCATO ORTOFRUTTICOLO ». Via Montalbo, juste en face d'ici en fait, j'achetais deux-trois légumes pour me préparer mon sugo (la sauce tomate) quand des vendeurs curieux me demandaient ce que je faisais dans le coin, à faire des photos du quartier (faut dire qu'un peu excentré comme il l'est, on y voit pas l'ombre d'un touriste). Je m'explique, et ils savent bien que j'ai fait le portrait du vieux Angelo dans la même rue il y a quelques jours (eh oui les nouvelles vont vites ici), et quant à eux, ils me conseillent très vivement de revenir lundi matin au sus-mentionné Mercato Ortofrutticolo, rendez-vous est pris.

Lundi matin, je me présente au concierge. Il faut une autorisation pour entrer et faire des photos qu'on m'dit. Je le suis jusqu'au bureau du directeur, il entend mon histoire, pour lui pas de problème, son collègue va me rédiger l'autorisation, en 15 minutes je reçois un papier officiel d'un employé de la ville de Palerme pour pénétrer deux jours de suite au marché.

Je dis marché, mais je devrais « mère-ché », puisque c'est ici que viennent s'approvisionner tous les commerçants et vendeurs ambulants de la ville. Le mercato Ortofrutticolo est l'équivalent de nos halles de Rungis pour la région parisienne. Quatre quais d'une centaine de mètre se font face et à l'intérieur, plusieurs vendeurs reçoivent leur marchandise de toute l'Italie et d'ailleurs pour la revendre aux petits commerçants qui arrivent entre 4 et 10 heures du matin, chaque jour de la semaine (sauf le weekend). Les quais ouvrent à minuit pour réception de la marchandise, ensuite, il faut tout ranger et organiser pour les clients, puis arrivent ces derniers, négocient, puis des porteurs embarquent leurs achats jusqu'à leurs camions avant qu'ils ne repartent se disséminer dans toute la ville. Ainsi, tous les mercati (marchés) de la ville, viennent se fournir ici.

Maintenant plusieurs points:

  • si c'est bio ? Oula non mon ami. Tous les fruits et légumes ont l'air bien trop en forme. Par contre on trouve de l'agriculture locale chez certains revendeurs.

  • qui travaille là-bas ? Eh bien il y a du fonctionnaire de la ville qui encadre, des nettoyeurs pour ramasser débris plastiques et végétaux (pour le tri on repassera encore), il y a naturellement les revendeurs et leurs salariés, pour la plupart des manutentionnaires qui portent des cagettes de leur étal à un chariot ou une palette, puis des comptables qui vérifient en fin de journée (vers 10h) les rentrées d'argent, et enfin, en bas de l'échelle, les porteurs. J'ai pu discuter avec trois d'entre eux, non sans sentir des regards un peu soupçonneux à mon endroit. La majorité d'entre eux sont issus de l'immigration, les deux hommes avec qui j'ai échangé étaient ghanéens, installés depuis plus de 20 ans ici. Ils gagnent environ 30 à 40 euros par jour pour tracter leur calitera (chariot avec plateau métallique sur lequel viennent s'empiler des dizaines de kilos de fruits et légumes) pendant 5 à 6 heures. Chaque course leur est payée 1 à 1,50 euros. Au-dessous de chacun de leurs chariots, je remarque une petite cagette fixée au reste de l'engin par une corde, je leur demande à quoi elle sert : « parfois on nous donne quelques fruits et légumes pour la famille », des invendus en somme. Le troisième avec qui je parle s'appelle Jaquinto, d'après la fleur, la jacinthe me dit-il, il est palermitain et a 63 ans. La retraite ne viendra qu'à 70 piges pour lui. Vieux et fatigué, il habite près de Monreale, au sud de la ville, dans les montagnes, car là-bas les loyers sont moins chers pour lui et sa famille. Il fait environ une heure et demie de bus pour venir jusqu'ici, travaille quelques heures et finit par rassembler 10 à 15 euros avant de rentrer péniblement. Son père vit toujours, malade, aveugle, mais il faut continuer me dit-il. De l'autre côté du spectre, les revendeurs se plaignent qu'il n'y aie plus d'argent, prennent Dieu pour témoin, des choux, des artichauts, des épinards ah ça y'en a, mais plus d'argent pour les acheter ! Regarde, me disent-ils, comme c'est calme ! Personne n'achète ! Les taxes, ce gouvernement italien, ces voleurs ! Il y a beaucoup d'amertume dans les yeux de ce capo (chef) d'une petite société, qui vient de fêter ses 83 ans. Oui, des fruits et légumes il y en a, mais l'argent, où est-il ? unissant les doigts de la main vers le ciel dans ce geste typique italien qui demande avec insistance.

  • À la fin des affaires, tout le monde range son quai et alors passent quelques infortunés ou des Soeurs qui ramassent à chaque étal un don d'une ou plusieurs cagettes afin de préparer des repas pour i poveri (les pauvres).

  • Qu'est-ce qui m'a le plus surpris dans ces lieux ? Premièrement la quasi artificialité des produits, très calibrés, très présentables, car s'il faut écouler ces quantités, il faut qu'ils aient l'air de qualité j'imagine. Est-ce que c'est le cas ? Une étude comparative plus approfondie pourrait être menée à cette fin (spoiler alert, je pense que c'est pas de terribles fruits et légumes, mais moi, mon enquête s'arrête là). Secondo, c'est de trouver une ambiance vraiment très camarade, ça gueule, ça fait des blagues sur les homos, eh oui, croiser une femme dans ces couloirs relève vraiment du défi (j'en ai compté trois avec celle qui sert les sandwichs), mais on y reviendra plus tard à ce sujet. Et enfin, c'est la facilité d'accès qui m'a été accordé et le globalement bon accueil qui m'a été réservé qui m'ont impressionnés. L'administration s'est montré cool et pas chiante (c'est bien l'Italie des fois non ?), et les gars se sont montrés pour la plupart curieux de voir un p'tit blanc bec s'intéresser à leur boulot, pas avares en renseignements quand j'avais des questions à leur poser ni trop réticents quand je voulais une photo d'eux. Certains ont refusé naturellement (dont ces porteurs issus des migrations, par crainte sans doute), d'autres m'ont aussi pris à ma dégaine pour un flic (aie, j'ai mal à ma cicatrice comme Harry Potter) mais avec quelques explications pour désamorcer la situation et ma présence sur leur lieu de travail, dans l'ensemble l'expérience était très positive et on aura appris plein de trucs.


31/

À des fins différentes, le masque (maschirina) et la marque K(okoriko !)-Way connaissent un succès notable à Palerme.

La ville compte en moyenne 80 jours de précipitations par an (contre 110 à Paris et 127 à Lille).


32/

Passés la fête des morts (02/11) et le jour d'unité nationale/fête de l'armée youpi (04/11), je redoutais de voir la ville petit à petit se chamarrer aux couleurs de noël (natale), mais moins de dix jours après, toutes les guirlandes scintillaient et Palerme revêtait son meilleur costume de gros bonhomme rouge peu crédible.


33/

Je ne vous tiens pas une liste des monuments à visiter car j'en suis le premier et plus mauvais élève. J'imagine que quelque part sur cette liste, dans les places de second choix, doit figurer le Pont de l'amiral (Ponte dell'Ammiraglio), en dehors des remparts historiques de la ville. On y vient à pieds (mais ce n'est pas une maison bleue), ou en tram depuis la gare centrale, et on arrive donc sur cette place verdoyante aux prémices des quartiers périphériques avec au milieu, ne desservant aucun passage ou chemin, cet immense pont qui nous vient directement du XIIème siècle. Témoignage architectural laissé par les conquêtes du Duché de Normandie ayant régi la Sicile de 1130 à 1194, un unique panneau renversé (mais traduit dans un français correct, ce qui n'est pas toujours le cas) me donne les renseignements succincts que je vous reproduis, et me laisse face à ces pierres. Je pense avoir déjà écrit cela quelque part, mais depuis un passage dans les murailles de Girona (Catalogne), à chaque fois que je circule dans des lieux antiques, j'ai besoin, je recherche ce contact des pierres usées, polies, lavées et rincées par des siècles d'existence, et là, de les voir accessibles mais complètement coupées du Palerme moderne, au milieu de cette place où personne ne semble passer, au lieu de penser à son ancrage dans le décor, j'ai pensé au décalage créé par cette impression qui me traversait.

Je suis descendu dans l'herbe où passait autrefois le crachin d'eau qui a maintenant été détourné pour couler sous d'autres ponts, et sous les arcades massives, de longs cartons souillés gisaient. J'ai pensé à tous ces hommes qui avaient dormis là, un, deux, trois soirs, à l'abri d'une pluie comme j'avais pu le faire sous un autre pont, en Corse. J'ai pensé à ces malheureux, et aux miséreux des siècles passés qui ont aussi trouvé refuge sous ce pont. Il y a des lignées de sang qui ne se tarissent jamais. Je me suis assis sur ces pierres et j'ai pensé assez bêtement, voilà, vu le nombre qu'on est, il y a sûrement un jour quelqu'un qui a pissé ici, précisément où je suis, alors d'un coup je me suis relevé, j'ai épousseté mon jean, et je suis reparti vers ce lit où d'autres ont sans doute baisé.


34/

Le Sicilien, d'après Nisrine (une sympathique locale qui – !!! – a connu Ludovica au lycée et qui a ri de mon histoire – que cette belle fille m'avait complètement ignoré après deux minutes de conversation – mais n'en était pas étonnée le moins du monde, me réconfortant d'ailleurs en me disant que c'était loin d'être une grosse perte – ce que j'avais bien compris), bref le Sicilien, d'après Nisrine, est une langue, une vraie langue, et non un accent fourni de quelques expressions idiomatiques comme j'ai pu le croire, et qui partagerait même la palme des origines de l'italien moderne avec le toscan florentin (de la région de Florence donc). En vérité, Wikipédia nous informe que l'italien que nous connaissons, qui s'est établi sur le toscan de par le rayonnement de Florence et le centralisme de sa région au cours de la Renaissance, a été aussi sujet aux influences des dialectes du nord (lombard, vénitien) et du sud (napolitain et sicilien). Le prestige culturel, scientifique, artistique et guerrier de l'Italie durant la Renaissance est tel qu'elle popularise sa langue et ainsi le français s'enrichit de nombreux italianismes dont on peut encore trouver au moins 700 traces dans notre langage courant (et qui nous permet surtout de baragouiner quelques phrases grossières).

En revanche, à entendre du sicilien parlé par deux joueurs de Scopa à une table d'un rade du Borgo Vecchio où j'habite, moi qui modestement me dépatouille en italien, je n'y ai bien entendu compris goutte.

Je me permets de rajouter ici que Nisrine m'a également montré que la langue italienne parlée s'accompagne d'une gestuelle toute aussi pleine de sens que ses paroles (surtout dans le sud de la botte). Le plus connu étant donc la paume tournée vers le ciel et les doigts de la main réunis (tout de suite, avec des mots, ça devient plus long à expliquer) voulant dire « ma che cosa vuoi » (mais qu'est-ce que tu veux), mais il y en a bien d'autres qu'on pourrait regrouper sous le nom de lingua dei gesti et qu'on peut voir illustrés quasiment dans n'importe quelle conversation au coin d'une rue.


35/

Comme sur toutes les routes escarpées et sinueuses de Corse où la visibilité est réduite à peau de chagrin, ici on klaxonne sans retenue à l'approche du moindre carrefour. Ça explique en partie l'existence du vacarme local au sein du dédale de petites ruelles de mon quartier.

Autre point commun avec la Corse, le corail rouge est cultivé à destination des bijouteries et autres gris-gris porte-bonheur.

36/

Quelques rues :

  • j'ai déjà parlé de la via Roma qui traverse la ville d'un rond-point menant à mon quartier, Borgo Vecchio, jusqu'à la gare centrale. Les seuls points intéressants de cette rue sont la charmante petite piazza San Domenico (où on trouve également La Rinascente, l'ersatz local du Printemps) et qui sert d'entrée au quartier historique de Vucciria, et plus loin son incontournable supermarché Lidl.

  • la via Maqueda est la principale rue piétonne et marchande de Palerme. H&M, Zara, Sephora, Benetton, Foot Locker et autres enseignes du genre s'y succèdent sans surprise. La via Maqueda est également une belle brochette de petits restaurants où – pas moi bien sûr, un loser solo ça commande le plat le moins cher et ça s'casse sans payer – les couples (de touristes essentiellement) sont pris pour cible par des serveurs faisant du racolage ostensiblement sur la voie publique. Leur carte propose toutes les spécialités dont vous pourriez rêver à ceci près, qu'ils sont moins bons et plus chers qu'aux adresses que les locaux pourraient vous conseiller. Les trois petits lieux sympas de la via Maqueda sont la Piazza Quattro Canti (où quatre fontaines se font face), juste après la Fontana Pretoria, majestueuse mais bien gardée derrière ses grilles, puis re-juste après la Piazza Bellini qui cumule l'église de San Cataldo (superbe, du XIIeme siècle, normande mais de style arabe, avec des dômes) et de Santa Maria dell'Ammiraglio. Au-delà, ça enchaine bouiboui sur bouiboui.

  • avant de devenir la via Maqueda, cette longue artère piétonne prend sa source, Piazza Rugero Settimo, dans la via della Liberta, énorme rue qui collectionne Hermès, Gucci, Ralph Lauren et j'en passe des meilleurs sur sa portion la plus chic ! Le samedi, les parvenus s'y bousculent pour se donner de l'allure des riches tandis que les vrais fortunes, elles, sont sans doute ailleurs qu'à Palerme... La rue se poursuit longtemps longtemps, longe le Jardin Anglais, et finit presque aux limites de la ville, au niveau des Parco della Favorita, stade et hippodrome.

  • du croisement entre via della Liberta et via Duca della verdura, à partir du jardin anglais justement, je n'en ai pas encore parlé mais on arrive au quartier autour de la gare Notarbartolo. Ses rues sont celles qui me réjouissent le moins. Dans la quadrillage le plus ennuyeux possible où se serrent les immeubles des 40 dernières années, ce quartier résidentiel aisé accueille également des boutiques du cru (costumes et vêtements chics pour femme et homme, salons cosmétiques, opticiens, réparateurs de montres ou de quoi refaire toute sa cuisine plusieurs fois par an), et c'est donc assez naturellement qu'on y fout pas trop les pieds, d'autant qu'il ne mène à rien d'intéressant, si ce n'est à cette conclusion que même à 30 minutes à pieds du centre névralgique de Palerme, la vie de quartier/commerçante est toujours aussi intense, ce qui est quand même un bon point pour lui.

  • et puis il a toutes les autres rues qui n'ont pas de nom clinquant mais que je vais relever, un peu à la manière « ancienne école », on a des rues qui collectionnent leur spécialité ou leur artisanat. Par exemple, la rue où vous pourrez dégoter votre béret traditionnel ou votre chapeau c'est la via Giuseppe Garibaldi (on avait été à sa maison en Sardaigne, vous vous souvenez ?). Celle où vous trouverez votre instrument de musique c'est la via Cavour. Ou encore, via Calderai, celle où plein de petits ateliers travaillent la soudure et le métal.

  • outre celles où on vient pour trouver une chose en particulier, il y a une ribambelle de rues pittoresques dans le vieux Palerme. Ici entre des balcons on voit apparaître le clocher d'une église voisine (inutile de vous dire que cette situation se reproduit plus d'une fois avec des sommets différents car on en compte plusieurs par quartier, on est en Italie tout de même), là c'est le linge qui pendouille et un palmier, ou ici encore un collage de bâtiments d'époques différentes mais qui bizarrement fonctionne bien tout ensemble. Il y a les ruelles (viccolo) pavées de la Vucciria où on imaginait le jour les bœufs se faire égorger et la nuit les soulards partageaient le même triste sort. Il y a les petites rues en pente autour de la cathédrale, avec les mamas à leur fenêtre ou assises devant chez elles à regarder le temps passer à l'ombre. Il y a le petit quartier d'Arenella, faisant face à la plage, très étroit avec ses chemins voûtés et ses vendeurs de poisson fraichement débarqués du port. Et il y a bien sûr le Borgo Vecchio, où j'habite, avec son petit coin qui ressemble à un bidonville où dans une suite des mêmes pièces uniques sans étage ni fenêtre toutes les familles s'entassent, ces petites rues où il se passe toujours quelque chose. Voilà, c'est un peu tout ça Palerme.


37/

Différents regrets vis-à-vis de la bouffe ou de ma vie de tous les jours (déjà relevés en Sardaigne) :

  • pas de sirop à l'eau en supermarché

  • ni de compote

  • très difficile de trouver du thé en vrac

  • très difficile de trouver des épiceries exotiques (Asie, Afrique)

  • la plupart des jus proposés à la vente sont des nectars coupés à taux variable avec de l'eau pour en faire des boissons sucrées à base de jus


38/

Après un petit temps d'adaptation, j'écoute presque en boucle Malign Hex, le dernier album de Meat Wave. J'en avais fait pareil de leur précédent, Volcano Park, deux grosses claques.


39/

Les chevaux font des apparitions récurrentes dans ma vie palermitaine. Je vous ai parlé de ce cycliste tracté par son cheval au trot un soir que je rentrais chez moi, mais j'ai, depuis mon arrivée dans le quartier, découvert plusieurs fois des stalles cachées derrière de hautes portes de garage ou d'ateliers. Mon enquête a avancé à tâtons, puisque je me suis aperçu que la plupart des chauffeurs de calèche promenant les touristes revenaient le soir à Borgo Vecchio. Mais ça me semblait insuffisant. Plusieurs fois encore, dans une ruelle, j'ai aperçu de petites charrettes qui me faisaient directement penser à celles tractées pour l'épreuve du trot, à l'hippodrome, et un matin, à 20 mètres de chez moi, je découvre qu'un de ces ateliers cache en fait une petite écurie dont le propriétaire m'explique qu'il fait participer ses montures aux courses régulièrement organisées. Ce samedi, je prends donc la direction de l'hippodrome de Palerme.

J'ai été quelques fois aux courses. Je préfère nettement celles du galop (un jockey sur son cheval) à celles du trot (un attelage à deux roues et son pilote tractés) mais ici, visiblement, on ne joue que sur le trot. Je me suis rendu au Grand Prix d'Amérique à Vincennes, au galop de Boulogne-Billancourt, et plusieurs après-midi à l'hippodrome de Croisé-Laroche, le plus proche de Lille, afin de découvrir ce milieu qui me vient tout droit de mes lectures assidues de Bukowski. Je complète aujourd'hui mon panorama avec le petit hippodrome de Palerme, entrée gratuite (ce qui n'est pas toujours le cas en France), une tribune unique, partiellement occupée pour cette réunion (c'est comme ça qu'on appelle un rendez-vous qui réunit plusieurs courses) de trot, diffusée en direct au moins partout ailleurs sur l'île. Si le public n'est pas différent de celui que j'ai pu retrouver dans les hippodromes français (à 95% masculin mais de toutes les classes sociales, pour des raisons différentes, tous ne parient pas, mais tous sont là pour l'argent), je remarque en revanche que les moyens des jockeys et leurs sulky (c'est le nom du petit attelage) sont quand même un peu plus cheap que dans nos contrées. Et pour cause, ces jockeys sont précisément sans doute des gars de mon quartier.

Tout comme les vendanges, mais à un autre titre, je pense que l'hippodrome doit être une expérience faite au moins une fois dans une vie. C'est un lieu qui brasse une population tellement hétéroclite que c'en est fascinant. D'un côté on a les propriétaires des écuries, qui emploient à tour de rôle des jockeys pour piloter leurs chevaux et partager leurs gains éventuels, et de l'autre on a toute la dimension des paris où tout un chacun croit percer la martingale des statistiques qui lui permettra de toucher le gros lot. Et entre ces deux pôles, il y a une grande porosité, très intéressante à suivre, les parieurs viennent voir les chevaux, prendre la température auprès des coachs, tandis que de leurs côtés, les propriétaires placent aussi des paris parfois, bref, tout le monde est là pour s'en remettre à une bonne partie de roulette où le bien-être animal est à l'image de cette boule qui rebondit dans tous les sens et dont tout le monde se fout jusqu'à ce qu'elle tombe sur le gros lot. Résultat, je n'ai même pas prêté attention un seul instant à qui avait gagner quoi, si ce ne sont juste ces trois types qui hurlaient de plaisir au nez et à la barbe de la centaine de pauvres types qui baissaient les yeux au sol en jetant d'un geste rageur leur pronostic foireux. Je quitte ce lieu où de dernières bribes d'un espoir un peu pitoyable sont lavées par la déception inhérente à ce monde.

Je pense que Socrate n'était pas un bon turfiste mais il a eu des paroles d'évangiles à leur propos : tout ce que je sais c'est que je ne sais rien – de qui va gagner cette putain de course de bidet.

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