Fragments d’un récif mouleux (2/3)

XXXXII

Beaucoup de commerces respectent la pause méridionale. Entre 13 et 16h environ, la ville n'est habitée que par des touristes fantômes qui baragouinent.


XXXXIII

Si la plupart des pizzerias n'ouvrent même pas le midi, j'en conclus que la tradition est plutôt de la manger le soir à emporter, en parts, après un aperitivo.
À midi en revanche, c'est le panini ou les toasts qui remportent les suffrages ici. Pas grand chose à voir avec l'image mentale que vous vous en faites sûrement. Il faut juste se dire que chacun de ses ingrédients est un délice local, et à partir de là, l'italien l'a bien compris, comment cela peut-il mal se passer ? On les trouve dans la plupart des bars/restos entre 4 et 6 euros et dans de petites épiceries qui ont des frometons et du ciflard à la coupe pour 2 fois moins.


XXXXIV

Durant mes pérégrinations, j'aimerais et/ou me faire prendre en stop dans :

  • les petites fourgonnettes typiques à trois roues Piaggio

  • un bateau

  • une rame de train à l'arrêt

  • une église (j'ai seulement dormi sous l'auvent d'un couvent pour l'instant)

  • une tour ou un phare

  • une vieille Fiat Panda (fait aujourd'hui)

  • une petite Fiat 500 toute mimi

  • un tracteur

  • ou tout autre engin agricole transportant du bétail

XXXXV

Silanus, à une quinzaine de kils en direction de Nuoro depuis Macomer. Petit village avec des airs montagnards, tout à fait paisible. Deux sites à visiter :

  • l'église Santa Sabina est installée à 20 mètres d'une tour nuragique dont même s'il manque la partie supérieure (dont les pierres ont été upcyclées pour finir dans l'église du XIème siècle) on peut emprunter son escalier pour avoir un petit panorama bien sympathique sur la région. À quelques centaines de mètres, on trouve également un ancien puits et des tombes de la même ère nuragique. Penser que toutes ces pierres ont été agencé par un esprit humain il y a plus de 3000 ans donne un beau vertige.

  • La tour nuragique d'Orolio se trouve de l'autre côté du village. On traverse une patûre où des chevaux silencieux regardent passer les curieux et après une petite côté sinueuse et bien pentue, on atteint une tour d'apparence parfaite mais dont l'abandon menace d'éboulement.



XXXXVI

Alors que d'aussi puissantes que vaines tentatives venteuses cherchent à arracher de la terre ma toile de tente, dormir au pied d'une tour de 3000 ans mon ainé ne m'a donné ni envie de retourner dans le passé ni ne m'a offert d'illumination.

Arrivé ici dépossédé, parti plus fatigué encore de vivre.



XXXXVII

Je recharge mes batteries dans les chiottes de la gare routière de Macomer. Autostop infractueux pour repartir de Silanus ce matin, c'est un vieux coucou de train qui m'a ramené ici gratuitement, par la force des choses, avant de repartir en direction du sud (Oristano, Guspini ce soir ou demain).



XXXXVIII

Mes chaussures sont une infection olfactive, entre la mer, la marche continue et l'absence de douche depuis mon arrivée, désolé petites Karhu, mais l'arrivée en Corse sonnera aussi votre glas.



XXXXIX

Bande-son du jour, envoyée à Faustine : SLIFT – Altitude Lake

Je vais finir par donner une oreille au dernier Kendrick.



XXXXX

Pour palier à l'autostop inexistant (ou presque) sur l'île, un réseau de bus et de trains relie la plupart des villes entre elles. Les prix sont abordables mais a-t-on vraiment le choix ?



XXXXXI

Je crois avoir écrit quelque part dans les chapitres consacrés à l'Espagne, qu'elle était le pays avec le plus de bar par habitant au kilomètre carré. Je ne sais pas où se positionne l'Italie dans ce classement mais je ne peux m'empêcher de noter leur nombre et leur fréquentation dès le matin pour un rituel petit café.

Je me permets également de relever qu'une part non négligeable d'entre eux sont des bars associatifs (par exemple club de Ferrari, sportifs locaux ou amicale des mangeurs d'antipasti), que leurs tarifs sont souvent dérisoires et leur clientèle quasi exclusivement masculine.

XXXXXII

J'écris depuis le lago Corsi, à une poignée de kilomètres d'Iglesias. Je m'y suis installé vers minuit, après une longue marche et la défaite de Liverpool face à Madrid. C'est drôle que de si petites choses puissent venir gâcher le plaisir de coucher face à un décor de rêve : feuillages verts abondants sur les côtes qui encerclent un lac artificiel turquoise dans lequel j'irai me tremper tout à l'heure. Comment ne pas me rappeler d'un autre réveil similaire, dans un paysage plus désertique, à Crevillent, près d'Elche (Espagne) ?


XXXXXIII

Guspini. Après une arnaque au ticket de bus (qui s'est validé deux fois sans souci pour la machine, m'évitant ainsi de jouer le touriste confus ne parlant pas la langue), j'arrive en fin d'après-midi dans une petite ville (ici on ne réserve le terme de città qu'à Cagliari, Olbia ou Sassari, même Oristano – 31000 habitants – me fut nommé comme un paese – un village, un pays, à géométrie visiblement variable) tout ce qu'il y a de plus banale. Un arrêt précédent sur la route me rappelle à la mémoire les petites villes catalanes qui n'ont pas perdu l'activité de leur centre. Ici aussi, on retrouve l'habituelle myriade d'épiciers, bouchers, boulangers, tabacs, vendeurs de fringues désuets, bref, je me dirige dans la direction opposée, voir avant que la nuit ne commence à tomber, un étonnant site géologique qu'un avis Google prévient qu'il se situe dans une propriété privée. Je monte naïvement l'allée, personne à l'horizon, pénètre le jardin au portail tout ouvert (quelle aubaine me dis-je!) et ressort après quelques photos, l'air de rien, car il m'a semblé avoir entendu un moteur gronder. Assis sur une chaise, à l'ombre d'outils usés, j'avise un vieil homme poliment en lui demandant si c'est bien son jardin et s'il peut m'en dire plus au sujet des roches qui l'entourent. Bruno, 88 ans, tète son cigare et ne se démonte pas :

- P’tit, j'y connais absolument rien à la géologie.

XXXXXIII bis

En forme de « tuyaux d'orgue », d'une vingtaine de mètres de hait pour une distance d'environ 50 mètres, le très lent refroidissement d'une lave antique a créé ces colonnes verticales basaltiques.

Si l'île ne manque pas d'autres sites rocheux pouvant témoigner de son passé volcanique, celui de Guspini n'en reste pas moins unique par la netteté de ses formes et sa préservation.

D'autres phénomènes similaires peuvent être observés en Islande, en Inde ou en Patagonie.


XXXXXIII on redémarre

Maintenant que vous savez tout sur le site, revenons à notre vieille homme fatigué, qui se plaint d'avoir trop travaillé durant sa vie. Il finit par me demander si je veux des nespoli. Je le regarde avec des yeux ronds, ne sachant pas ce qu'il veut dire, et lui m'emmène de ce pas au fond de son jardin, à un arbre fruitier présentant à ses branches un genre d'abricot mais en plus petit. J'en goute un devant l'insistance du vieux, pas mauvais, noyaux multiples et marrants, ok, et lui insiste de fait pour que j'en fourre plein mes poches (ce qui était forcément une idée de merde, car deux heures plus tard tout avait compoté dans la polaire Pata) , me tenant l'échelle, guettant que je ne le feinte pas et que ça soit bien moi qui bouffe ses nèfles (fruit considérée comme baie, issue du néflier du Japon) plutôt que ces enfoirés d'ucceli, les oiseaux.

En revenant à l'entrée, il me demande de prendre un siège et nous discutons ainsi, calmement, il accepte que je lui tire le portrait, deux personnes passent le saluer (son aide quotidienne, Patrizia, et un ami à lui, Ulisse, manœuvre à la cinquantaine). C'est sur mon désir mêlé d'inquiétude parce que l'heure tourne, la nuit approche, que je n'ai pas trouvé de coin où dormir ou de pizza à manger, que Bruno m'invite à sa table et dans le lit de sa chambre d'amis.

Que vous dire de Bruno ?

Qu'il répond non sans malice à votre grazie mille un preggo due mille à chaque coup.

Qu'il est chrétien, italien, puis sarde, et qu'il a perdu sa femme Rita il y a 7 ans.

Qu'il a non seulement payé les pizzas pour Ulisse, lui et moi, mais m'a fait à manger le lendemain midi avant de me conduire à la ville suivante où je devais me rendre (1h de route de Guspini quand même), soucieux de me rendre encore service.

Qu'il est reparti dans une de ses cinq voitures (dont une Fiat 500 blanche des 60s, trop mims, un 4X4 Land Rover des 70s et un camion Fiat OM40 rouge, tous en état de marche avec leurs centaines de milliers de km au compteur) comme il est venu, refusant que je l'invite à boire un coup avant de reprendre la route, préférant rallumer un cioccolatino qu'il garde toujours à proximité de ses lèvres.

Quel est le secret de Bruno, qui à 88 ans continue d'être si bon ?

Est-ce parce qu'il a commencé tard ? Ou ce sont ses cigares qui l’inspirent ? Son vin de table contenu dans des bouteilles d'eau minérale de deux litres qu'on ne peut lamper que par petites gorgées sous peine de cligner des yeux, pleurer et se racler la gorge ? L'absence de supermarché dans sa vie (les seules choses que ses sœurs lui offrent ce sont la pasta, le reste il l'achète directement aux berges et éleveurs, ou le tire de son jardin ou celui d'autres copains) ? Est-ce la télévision italienne allumée en permanence chez lui, qui, je ne pensais pas l'écrire un jour mais, a l'air encore plus médiocre que la nôtre ? Parce qu'il fait toute chose con calma ? La réponse est sûrement entre ces lignes et ce portrait incomplet.

Pace e salut Bruno.


XXXXXIV

J'ai eu la tentation de nommer ces écrits depuis des classiques du cinéma italien. Voici une petite liste non exhaustive de films et réalisateurs de la botte pour ceux que le sujet, justement, botte :

  • Le pigeon (trop envie de le revoir)

  • Le voleur de bicyclette

  • Roberto Rosselini

  • Michelangelo Antonioni (le boss, Blow Up au panthéon, mais aussi L'avventura, La notte, Profession Reporter)

  • Pier Paolo Pasolini

  • Fellini

  • Sergio Leone et ses westerns

  • Sorrentino

  • les frères Taviani

Mais peut-être que le meilleur et le plus beau d'entre tous, au moment où le cinéma italien, après toutes ses incursions et échanges avec le cinéma français, baissait son rideau sur ses plus fameux studios de réalisation (Cine Città à Roma, où furent tourné nombre de classiques et de peplums), serait-il un film sur l'écriture des films, je veux parler du Mépris de Jean-Luc Godard. Qu'est-ce que j'aime ce film.


XXXXXV

Même les tombeaux sont formés à clé. Vivants ils s'enfermaient chez eux avec la peur de la mort. Morts, on continue de les enfermer. Pas étonnant qu'ils sentent le renfermé.


XXXXXVI

Croisé un couple de jeunes retraités de Sète qui passe le mois ici à camper sur l'île. Eux aussi, sans que je les y amène, font le constat désolant des déchets qui pullulent et de la difficulté à trouver des poubelles.

À ce sujet, j'ai remarqué que les jeux qu'on peut trouver au dos des paquets de céréales ou des brioches pour gamins concernent justement le tri des déchets, pour dire à quel point on en est dans ce volet de l'éducation, on s'adresse aux jeunes générations aujourd'hui comme on éduquait nos gamins aux débuts des années 2000 à ne plus jeter leur chewing-gum par terre.

Le couple m'a gentiment invité à rester déjeuner avec eux mais j'ai décliné, par timidité.



XXXXXVII

Les italiens fument beaucoup et très jeunes. Il y a des façons plus économiques, rapides et stylées de mourir de nos jours quand même.

XXXXXVIII

Iglesias, autre témoignage du passage espinguoin, commune très étendue de 26 000 habitants avec quelques rues commerçantes mignonnes et des vestiges de murailles et d'un château. Je m'installe dans un bar d'habitués où Roberto me paye une limonade pour s'excuser de ne pouvoir m'accueillir chez lui. Je regarde le match après avoir erré dans les rues, passé un peu de temps à regarder les gamins jouer aux durs et à la balle sur la place principale ou observé d'un œil distant le passage de toute une noce en direction de l'église de la ville. Eux réunis et tirés à quatre épingles pour cet événement que j'imagine heureux, moi, à 2000km de chez moi, comme un chat errant avec ma cagette de commissions du Lidl sur les genoux, nous voguons dans deux galaxies différentes et je sais ce que ça me fait de me tenir à leur place.

Ma consolation se troue être un réveil seul face à un lac bleuté.


XXXXXIX

Il y a peut-être un problème plus sérieux quant à l'obésité dans ce pays.


XXXXXX

Je n'aime pas les plages et ce pour une raison antique que j'ai déjà conté ailleurs (je vous fais grâce de vous farcir mon intégral), je détestais ce moment où mon père me frappait les pieds et les frottait pour en faire tomber le sable récalcitrant, bien décidé à revenir chez moi, clandestinement installé dans mes godasses, agrippé de toutes ses petites forces à mon corps frêle.

Ceci étant dit, je n'aime pas les plages à un autre titre : chacun regarde l'autre et matte comment il est fait tandis qu'on devrait tous se regarder pour voir comment on est foutu.

3615 philo de comptoir, bonsoir.


XXXXXXI

Le Sarde ne s'apprend pas à l'école (ou plutôt si, mais en option pas déterminante). Etant largement issu d'une tradition et d'un apprentissage oral, certaines régions internes à la Sardaigne parlent en théorie la même langue sans pouvoir se comprendre entre elles.

Prétendu mélange entre espagnol, catalan, italien et corse, pour en avoir un peu écouté, je n'en ai absolument rien bitté.


XXXXXXII

Comme en Corse, dès qu'on s'éloigne des villes et des pôles touristiques, le travail vient vite à manquer.

Interrogé à ce sujet , un habitant d'Iglesias, 53 ans, dont le frère est parti à Bonifaccio (Corse) travailler comme pizzaïolo, dit que c'est vraiment un déchirement de devoir quitter son île pour ces raisons. Lui a un poste ici heureusement et s'occupe de leur mère sans escompter l'abandonner un instant pour voyager ou rendre visite à son frère.


XXXXXXIII

Dans le voyage tel que je l'entreprends, il n'est bien entendu pas question d'attache ou d'encrage.

Cependant, plus j'y pense, plus je me dois de constater qu'on ne peut pas continuellement tout mettre en branle. Je ne sais pas si ça tient à l'instinct de conservation, notre cerveau « reptilien » et ses réflexes, mais dans le mouvement, j'ai l'impression de toujours garder quelque chose, une manie, une façon d'établir les choses, un menu, autour duquel tourne au moins une partie de la journée. Comme si rien ne pouvait être totalement improvisé et qu'il devait y avoir une part inamovible de connu, de rassurant. La musique, le jazz, le rock progressif l'ont bien montré, ce n'est pas en s'affranchissant de toutes les structures que l'on devient meilleur – à tout risquer, on devient inaudible d'ailleurs – mais quand on connait sa structure, ses gammes et qu'on l'enrichit et la dépasse.


XXXXXXIV

De la même façon qu'une personne peut vous nuire ou gâcher votre journée, il suffit d'une attention ou d'un être humaine pour vous faire oublier les cent indifférents qui l'ont précédé.


XXXXXXV

Maude m'a un jour décrit comme « un chat de salon qui jouait aux chats des rues ». Piqué dans mon orgueil, je répondais que peut-être, mais qu'au moins j'essayais de faire quelque chose (je pensais que mon épitaphe serait SHIT HAPPENS, mais peut-être sera-t-il plus AT LEAST I TRIED).

Il ne s'agit pas de fuir pour fuir (en italien, on dit escapado), mais de se confronter à de nouvelles situations, expériences et vies pour apporter un peu d'eau fraîche à votre moulin.

Tout ça vaudra toujours mieux, il me semble, que l'immobilité et la passivité dans laquelle j'eus pu tomber.


XXXXXXVI

Malgré tout, débrancher mon cerveau en regardant des replays des streameurs de Twitch sur Youtube me manque. Tout comme dormir une après-midi entière dans un lit pour me rendre compte que j'ai encore perdu une journée. Même si je n'ai pas joué à un jeu vidéo depuis un bail, je me disais que ça pourrait être agréable d'être l'acteur d'un scénario déjà ficelé plutôt que de l'écrire chaque jour. Je n'ai pas écrit de nouvelle depuis au moins fin 2020 je crois, et je ne me rappelle même pas le nom de la dernière produite. La guitare me manque aussi. Tous ces trucs qu'offre une certaine sédentarité qui m'attendent et me guettent comme un tigre derrière sa jungle.


XXXXXXVII

Prendre un train de marchandise.


XXXXXXVIII

La Sardaigne se prêterait bien à un tour à vélo. Les distances entre les « points d'intérêt » dirons-nous, sont faibles, il y a un peu de dénivelé, de beaux paysages et il est très facile de dénicher un coin tranquille où camper, même si l'île est déjà trustée par les camping-cars d'allemands de tout âge et de tout prix (du plus chiche, style rare van Volkswagen volé à l'oncle hippie, à celui avec jacuzzi incorporé, par contre pour ce qui est d'aider un autostoppeur, tous s'accordent à revêtir leur air le plus faussement peiné du monde pour vous dire « désolé on peut pas vous faire monter dans notre luxueux appartement mobile à 100 000 balles »), ou par des motards venus rejouer leurs scènes préférées à la Born to be wild sur fond d'essence à presque 2 balles le litre.

XXXXXXIX

Vous prendriez bien un peu de fascisme avec votre Sardaigne ? Bienvenu à Carbonia, cité minière montée de toute pièce pour les besoins en énergie du régime mussolinien. Au programme ? Un musée dédié aux ruines de métal, béton et de charbon (t'as catché ? Carbonia, charbon), une piazza centrale, son église et ses alentours dans le plus pur style néo-impérialiste où de jeunes têtes blondes ont dû en leur temps faire la fanfare le bras levé haut devant Il Duce, et des kilomètres de zones commerciales périphériques prises d'assaut un lundi matin, ce qui peut bien être considéré d'une manière ou d'une autre comme le fascisme quotidien rampant de nos jours.

La ville m'a été décrite la veille par mon jeune chauffeur Daniele, au chomdu comme sa copine Martina, comme « dégueu, dégueu, dégueu ». J'avoue sans détour qu'entre les barres d'immeubles, les pavillons et le complexe sportif autour duquel tourne cette ville, il n'y a pas grand chose faire d'autre à Carbonia que de circuler.



XXXXXXX

La société sarde n'est pas très mixte sur son île. J'exclus de cette « analyse » les Akita américains, Cane corso ou autres bergers allemands (on dit pastori tedeski ici, littéralement, je trouve ça rigolo) mais peut-être qu'à l'instar de sa l'île de Beauté voisine, l'identité « native » est tellement forte qu'elle repousse si pas hors de ses frontières physiques, en communautarismes plus discrets, les éléments qui lui sont étrangers.

Les rares personnes racisées que j'ai pu voir étaient toutes en ville, et ou bien d'origine extrême orientale (style Inde, Pakistan) ou d'Afrique noire, ces derniers étaient tous des vendeurs ambulants dans les artères marchandes ou à la sortie des centres commerciaux et proposaient chaussettes, ceintures, briquets ou lampes torche à qui voulait bien les écouter.



XXXXXXXI

Dans la plupart des restaurants, il vous faudra vous affranchir d'une prime d'1 à 2 euros pour le couvert et le service, le coperto.


XXXXXXXII

Et Dieu créa les pêches plates.

Et les moustiques, putain de con de tes morts.


XXXXXXXIII

La crise du blé européen fait déjà bien chier dans son bénouze l'Italie et ses producteurs qui ne jurent que par les pâtes, le pain, les gâteaux et les farines.


XXXXXXXIV

Arnaud (de Marseille) m'avait donné un livre de sa bibliothèque (La chambre de Giovanni, de Baldwin) que j'avais commencé avant qu'il ne finisse dans le sac de Léonie, un après-midi. Désolé pour cet acte manqué Arnaud. Alors que j'ai fini L'éloge de la fuite (pour la seconde fois, fait rarissime, je ne saurais trop vous recommander ce livre), c'est l'autrichien Thomas Bernhard que j'ai emporté avec moi pour ce voyage, sans être certain de l'ouvrir, et puis si, c'était tellement bon et réjouissant de retrouver le ressassement acide de Bernhard.

Un extrait choisi donc de Maîtres anciens (1985) pour vous :

« La plupart de nos professeurs sont des créatures minables, qui semblent s'être donné pour tâche de barricader la vie de leurs élèves et de la transformer, finalement et définitivement, en une épouvantable déprime. Ce ne sont d'ailleurs que les crétins sentimentaux et pervers de la petite-bourgeoisie qui se poussent dans le métier d'enseignant. Les professeurs sont les suppôts de l'Etat et si, comme dans cet Etat autrichien d'aujourd'hui, il s'agit d'un Etat complètement rabougri moralement et intellectuellement, d'un Etat qui n'enseigne que grossièreté et pourriture et chaos dangereux, naturellement aussi les professeurs sont intellectuellement et moralement rabougris, et grossiers et pourris et chaotiques. Cet Etatcatholique n'a aucune compréhension de l'art, donc les professeurs de cet Etat n'en ont pas non plus, n'ont pas à en avoir, c'est cela qui est déprimant. Ces professeurs enseignent ce qu'est cet Etat catholique et ce qu'il les charge d'enseigner : l'esprit borné et la brutalité, la vulgarité et la bassesse, la scélératesse et le chaos ».


XXXXXXXV

Je ne pense pas avoir croisé un seul mendiant depuis mon arrivée.


XXXXXXXVI

Dormir à l'ombre, au milieu des oliviers.

Pourtant la nature m'inquiète. À la nuit tombée, sous la toile de tente, le moindre bruit devient une menace à ma tranquillité d'après mon imagination. Voyager dans ces conditions est un drôle d'effort d'équilibre : la fatigue s'accumule d'une part et de l'autre, le plaisir à repousser ses propres limites est sans cesse renouvelé.

J'ai l'impression de n'être bien que dans une pièce que je peux verrouiller, avec fenêtre, et dont je peux surveiller l'accès depuis mon lit.

Foutus traumas infantiles.


XXXXXXXVII

Bande-son de la nuit : Fugazi – Epic problem


XXXXXXXVIII

De toute l'île de Sardaigne, vraisemblablement, un chat est venu et a choisi d'uriner sur ma toile de tente pendant la nuit, à en juger par l'odeur tenace.

Je ne peux m'empêcher de me refaire cette tirade culte en mon for intérieur : « et c'est sur ta toile de tente qu'ils sont venus pisser Duc. »



XXXXXXXIX

Bords de mer, villas inoccupées sur les falaises. Je ne sais pas ce qui est le plus rageant entre les voir dénaturer et privatiser la côte ou en plus de ça, ne même pas y vivre, en profiter ou en faire profiter d'autres sans prix.

XXXXXXXX

Sant'Antioco est une île au sud-ouest de la Sardaigne, reliée à cette dernière par un pont. C'est aussi le nom de la principale ville et le saint patron de la Sardaigne. C'est également l'une de ses plus vieilles villes car elle est en partie bâtie sur les ruines d'une ville phénicienne (Sulky) datant du second siècle avec JC et d'une autre, carthaginoise, de laquelle on peut encore voir des traces notamment souterraines car il se trouve qu'un certain nombre de caves des maisons d'aujourd'hui sont d'anciens tombeaux carthaginois. La ville abrite également ce qui pourrait être la plus vieille église chrétienne de toute le bassin méditerranéen (Ve siècle) qui a servi de base à l'actuelle basilique, et la plus vieille procession religieuse de l'île dont les premières mentions nous viennent du XIVe siècle. Dans ce fatras historique, me direz-vous chers amis, que penser de Sant'Antioco ?

Plusieurs choses :

  • la ville ne paye pas de mine, faute au stationnement des riverains, difficile d'apprécier la beauté d'une rue, l'agencement de ses maisons et coloris chatoyants avec une file de bagnoles devant. Si le centre s'étale comme un parterre fleuri autour du petit port de pêche dans de longues rues linéaires, le coin le plus ancien, lui, monte rudement. Avec ses petits escaliers tournants, on est rapidement pris en tenaille entre s'arrêter prendre une photo ou continuer son effort en évitant le refroidissement !

  • La ville fait face à une partie de la côte sarde sacrifiée à l'industrie et aux éoliennes, ça fait pas super plaisir d'avoir ça en toile de fond

  • la vie y est douce et ne compte visiblement pas trop sur le tourisme. Assez peu de choses à voir ou à faire, quelques ruines, un château, des catacombes, une glace et merci mon chien.


XXXXXXXXI

Après une nuit dans un champs d'oliviers à deux pas du Lidl, je me promène ma fraise sur le port. Un vieux commence sa journée à pêcher avec une canne rudimentaire, sur un ponton branlant, je l'alpague après deux clichés « ça pêche un peu par ici ? » , lui me répond « oh des p'tites merdouilles surtout », « ah oui, qu'on y fait en friture ? » que j'y fais, assolutamente si.

Gianni a 69 ans. Il est le fils d'un ex-soldat mussolinien, parti 10 ans de chez lui, et pour cause, il était fait prisonnier par les anglais en Lybie. Ça guérit de vouloir voir du pays ? Le papa a toujours eu le plus grand respect des britons après cette parenthèse historique. Tout ça, je l'apprends à table, chez et avec Gianni. Notre rencontre ayant dérivée à partir du moment où je cherchais à me faire indiquer l'adresse la plus économique pour casser la graine, et lui de me dire : « chez moi, ce sera gratis ». Gianni a ensuite voulu me refourguer la moitié de son garde-manger, un sketch qui ne semblait ne jamais s'arrêter : un sac de pommes, du pain, un demi salame, des tomates, et une bouteille d'eau, tant et si bien que la hanse de mon cabas a fini par lâcher ! Et tu prendras le reste de carbonara ? (on l'a oublié catzo) bref, encore un épisode qui fait chaud au cœur et montre une nouvelle fois l'accueil et l'hospitalité sarde à leur meilleur. Pour finir, Gianni a bien sûr tenu à me conduire à la ville suivante, Calaseta, et à me la faire visiter depuis sa Citroën (una macchina francese!) et à me souhaiter une bonne route pour la suite, oui, on s'appelle, ciao, baci !


XXXXXXXXII

Le camping sauvage peut paraître intimidant, effrayant.

J'aime beaucoup cette citation : « qui a le droit de dire que le monde appartient aux uns et pas aux autres ? Comment peut-on dire : ce morceau du monde m'appartient ; tu n'as pas le droit de t'y étendre ? » (Tom Kromer, Les vagabonds de la faim). Le camping sauvage, dans ma pratique, ressemble un peu à une réappropriation, le temps d'une nuit, d'un lieu que d'autres se sont attribué.

Sauvage, il l'est surtout parce qu'il n'attend aucun aval et aucune autorisation pour être.

Je n'ai jamais eu de problème avec qui que ce soit dans cette pratique (à part avec quelques sangliers corses qui m'ont tenu en respect et forcé à décamper, littéralement) durant la grosse centaine de nuits que j'ai pu passées. Parfois on finit par dormir dans des coins un peu misérables face aux merveilles devant lesquelles on peut planter sa tente, mais chaque jour ne peut être un ravissement.

Il n'y a pas de règle ou de façon de faire du camping sauvage. Il faut de l'instinct, de la curiosité et agir avec calme. Etudier un peu l'ambiance locale et la carte. Marcher, s'éloigner du voisinage et pousser là où personne n'irait. C'est un peu le même moteur pour la photographie, sauf qu'elle finit par rendre compte de ce que les autres ne peuvent pas voir ou n'ont pas vu. Le camping sauvage, lui, tient plus du secret. Au matin, il ne doit rester que quelques herbes battues de votre passage.

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