CAMPAGNYOLO #1 Si vous voyez l’enfer, continuez

Palermo, novembre 2022

0/ Nous sommes le lundi 17 avril 2023. Il est tard, et malgré la bouteille de Nero d'Avola qu'a payé Chloé pour faire passer la pizza, je ne la digère pas. Je ne digère plus la mozza, voilà toute ma chance. Pourtant j'étais en face de Xavier et Lucie, rien ne pouvait être mieux, c'était mon dernier diner, ici à Lille, j'étais bien entouré, et puis, en les raccompagnant, je jette un regard machinal à travers la vitre de l'Ecart, un coup d'oeil cent fois lancé et ce soir, elle est là, ange de douceur virevoltant préoccupé derrière son bar. Alors j'entre, et je lui commande un digestif. Elle me sert une bénédictine dans un shooter, puis un verre d'un vin naturel, issu de deux cubis de rouge, et elle s'en excuse avec raison d'avance : il est dégueulasse. Je la regarde et je pense qu'il y a presque deux ans, le 26 juillet 2021, j'avais entamé une échappée similaire à celle que je projette de réaliser : parti de ma ville sur la publication de mon recueil photo adieu LILLE dont je n'ai pris aucun soin d'assurer la vente, j'ai gagné environ deux mois et demi ou 2700km plus tard Barcelone où je retrouvais mon meilleur ami et son frère. Que s'est-il passé depuis ? En très bref, du chômage, des road trips en autostop à travers l'Espagne, la France ou la Sardaigne, un retour à l'emploi via le « statut » de saisonnier, et des ruptures amicales en tout sens. Fin 2021, j'entreprends une psychanalyse qui court toujours.

Et maintenant ? Eh bien, non sans appréhension, une nuit plus tard je dois reprendre la route avec mon vélo. J'espère que la météo et les nuits seront clémentes. J'espère que mon genou gauche ne criera pas douleur trop vite. Que Benjamin pourra m'accompagner depuis Lyon jusqu'à la Provence. Que les routes de Corse ne seront pas trop raides. Que je retrouverai ces sardes dont j'ai tiré le portrait et dont j'ai emporté un exemplaire à leur remettre pour les remercier de leur accueil. Bref, partir à l'aventure n'est jamais simple ni facile. On fait une croix sur le connu, le confort, on se déshabille et on s'offre nu aux éléments et aux êtres. On renoue quotidiennement avec la douleur et la fragilité, au froid de l'aube et l'assommante chaleur du midi. Il y a beaucoup de solitude quand on fait le choix de tout quitter. Battre la campagne et advienne que devra : yolo.



1/ Je reprends des chemins connus. La sortie de Lille, Wattignies, les longs de Deûle, l'endroit où j'avais campé avec Margaux, en préparation de mes escapades de 2021, bref, je suis le fleuve qui descend du Nord au Pas-de-Calais. À une trentaine de bornes de Lille, la couleur change du tout au tout, arrivé au Pont de Vendin, un loustic qui passe devant moi m'envoie une tirade genre « ça va mon grand ? » en patois local. Je lui demande la route pour Lens et lui, avec son accent à couper au couteau, m'indique la bonne direction, m'assurant être un élément durement implanté à Vendin-le-vieil. Passant par ces terres, je repense à tous ces parigots, dix ans en arrière, surpris de me voir débarquer du Nord sans l'attirail ch'ti (quand bien même mon paternel en est l'un des ultimes et illustres défenseurs), mais non, je suis né à Lille, et pas trente bornes au-dessous, où les fameux lotissements de corons se suivent et se ressemblent, coincés entre une friterie et un camp de roms. Puis on arrive sur Lens, zone commercial, cirque et crématorium, vous parlez d'un accueil. Voiture sans permis à l'effigie de Johnny (malheureusement les clichés persistent) et panneau en direction de Z. Jay (?) que j'imagine être la copie Cora de Jay Z. Pour être tout à fait transparent, il ne fait pas bon vivre ici à Lens, un climat de misère et de pesanteur règne sur la ville triste. Après un petit cafouillage, je tente une nouvelle route pour m'éviter la côte de Vimy, puis je finis par dépasser Arras. Rivière se positionne au fond de la D3, j'arrive après une bonne cinquantaine de bornes, déjà vanné, mais heureux de retrouver ma tante, croisée deux semaines auparavant, à l'enterrement de son mari.



2/ Gérard, si vous aviez suivi mes premières aventures, était mon oncle peintre avec qui j'avais rendez-vous et qui par un concours de circonstances floues avait attenté à la fin de ses jours tandis que je le visitais fin juillet 2021, le jour même de la naissance de sa troisième petite fille. De ce moment où je l'ai découvert, et avec l'aide d'un voisin, ai appelé les secours, il aura été amputé d'une de ses jambes, mettant tantôt un terme à son autonomie mais aussi un terme forcé à son alcoolisme et ses usages de substances. Gérard est mort à 69 ans des suites d'une infection pulmonaire fulgurante après deux années de ballades entre kinés, maison de repos et infirmières. Il était professeur d'arts plastiques et d'histoire de l'art, agrégé, ici à Arras, et il suffit de se pencher sur quelques extraits des hommages qui ont été publié dans les jours qui ont suivi son décès pour saisir au moins une partie de l'être tourmenté qu'il était, mais aussi du grand professeur qu'il a incarné pour des élèves qui, grâce à lui, ont souvent dépassé leurs horizons. C'était un être fantasque, un duelliste, au sens le plus strict, quelqu'un qui dérangeait et vous dérangeait, vous mettait en face de vos convictions et contradictions. Un mec qui gueulait comme un putois et qui revivait ses anecdotes les plus tordantes lorsqu'il les racontait. Un peintre, aussi passionné que torturé, comme si ça devait être le prix à payer, pour une jeunesse merdique dans laquelle tout prend source. Gérard m'a mis ma première guitare entre les doigts. Il était émerveillé de mon niveau, disant quelques années plus tard que j'avais depuis longtemps dépassé le « maître ». Hendrix à Woodstock, c'était lui aussi. Une veille VHS que je croyais désynchronisée tant l'image filmée du jeune Jimi ne me semblait pas coller avec ce que j'entendais, et pourtant, c'était bien réel. L'Art de manière générale, les grands peintres impressionnistes, surréalistes, symbolistes, Van Gogh, Kandinsky, Dubuffet, c'est dans sa bouche que cette langue étrangère a trouvé un peu de sens. Ma tante dit qu'il est enfin parti se reposer. Gérard était un esprit libre, mais enfermé dans son malheur. Je n'ai pas pris toute la mesure de son œuvre ou de ses actes, mais il a contribué à rendre ce monde un peu plus imprévisible et doux-dingue qu'il ne l'était par son caractère irrévérencieux. Avant de mourir il aura défié les pronostics des spécialistes en remarchant cahin-caha sur sa prothèse et rejouant de la guitare. Et puis comme il avait montré aux sachants que le doute était toujours permis, et qu'il pouvait toujours reconquérir l'impossible, il s'en est allé, sans faire trop de bruit. Ciao l'artiste.



3/ Deuxième étape vers chez mon autre tante, d'Arras à St Pol sur Ternoise. La route est un tricolore pour daltonien qui s'étend à perte de vue : jaune pour le colza, vert pour les blés de vingt centimètres sortant à peine de terre et marron pour les champs fraichement retournés attendant de savoir à quelle sauce ils seront mangés cette année. De village en village, on monte et descend de petites bosses. Je n'ai aucun mental, aucun physique. Le mal de genou revient, à droite cette fois, bizarrement. La fatigue m'accable, j'ai faim, j'ai soif, je n'ai qu'une trentaine de bornes à rouler, mais je ne tiens pas. Je ressasse mon projet, je le repense, faut-il que j'abandonne tout ? que je fasse expédier mes affaires ? Mais où ? Où se (re)poser ?

À mon passage, la majorité des vieux sont pliés dans des angles impossibles à travailler leur potager, levant le nez pour guetter les nuages gris et la probabilité d'une pluie, le passage furtif d'un cycliste tirant déjà la langue dans le plat pays. Le Ternois apparaît dans tout son dénuement : maisons en loques, magasins fermés, la petite cité n'a me semble-t-il pas bougé d'un iota depuis 30 ans, si ce n'est plus, marinant sa lente déconfiture au rythme des abandons et des décès. Ma triste tante qui était à l'époque une jeune voyageuse y est arrivée prof de maths pour ne plus jamais la quitter. Cette malédiction foudroyante est une équation opaque et qu'on ne résoudra probablement jamais. Sans doute certaines parts des êtres connus doivent-elles rester des mystères, pensais-je en me sondant moi-même. Demain m'attend une longue et pénible étape qui décidera probablement de la suite de ce voyage.

4/ Je monte les quatre étages de l'immeuble de la rue de la voûte, je pousse mes bagages à l'intérieur et je m'écroule sous l'eau chaude ruisselant du pommeau de douche. Je suis défait. Encore plus que la veille où je me présentais désespéré chez ma tante, ne cachant même plus mon humeur. C'est dur, trop dur, pénible, douloureux, tout ce que vous voudrez, mais aujourd'hui c'était pire encore.

Parti de bon matin par les routes de St Pol, j'ai deux possibilités en tête : ou bien je continue ma route avec pour objectif Creil et la banlieue parisienne le lendemain soir en faisant étape un peu au-delà d'Amiens (Moreuil) ou bien je prends un train direct à Amiens pour la capitale si je suis fané. La vérité c'est qu'à l'aube de cette journée je n'étais pas trop mal en jambes jusqu'à ce que sur les coups de midi, une côte à la sortie d'un petit bled, je fasse monter le dérailleur sur les pignons pour pousser ma mule au sommet et que j'entende un bruit, un léger tintement à chaque tour de roue. Le temps de tourner la tête, le dérailleur arrière avait fichu le camp dans les rayons en un cri déchirant. Le pronostic vital est engagé. En fait, il est déjà mort le pauvre, puisque le carbone italien a explosé à deux endroits et la chape ainsi que la patte de dérailleur sont toutes pliées. L'analyse à froid est simple : retirer ce bazar, raccourcir la chaine pour en faire un single-speed et rallier Amiens la mine basse et le moral au fin fond des godasses. C'est étrange, mais depuis que j'étais parti, je n'étais pas très sûr de ma monture, et la voilà qui me claque entre les pattes. Un signe de plus... Moi qui descendait à Paris justement pour le faire régler, bref, j'ôte le dérailleur et après de multiples et infructueux essais, j'abandonne le projet de raccourcir la chaine, mon dériveur n'entend rien, la chaine ne bouge pas d'un maillon. Je pousse dès lors le vélo dans les pentes, et me hisse dessus façon draisienne de gosse ou patinette dès que la route redescend doucement. Objectif : Doullens, première ville du coin où je m'assure de la présence d'un mécano vélo dans l'après-midi après avoir traversé plusieurs patelins vides. Il est midi quand l'incident arrive, il sera 16h passées quand je quitterai les lieux grâce au gérant de Cycles G qui m'a gracieusement fixé la chaine. Je finis par atteindre Amiens via une bonne vieille N25 où déferle un flot continu de 35 tonnes, n'ayant qu'une hâte, trouver un lit où me terrer pour les prochains jours.


5/ Comme le 5 mai. J'ai passé les deux dernières semaines à Paris. D'un côté Enzo et Stefano, les mythiques et inénarrables frangins de La Bicyclette (dernier tour de roue en juin pour le magasin) réparaient mon biclou, me fournissaient un nouveau dérailleur et redressaient la patte tordue, et de l'autre, je cherchais par quelque moyen ou présence affectueuse à retrouver foi. J'ai commandé un sac à dos de 65 litres, par dépit, me disant que ce serait bien plus simple de descendre en stop, ça j'savais faire, ça m'en coûtait pas tant à vrai dire, en termes d'efforts, rapport au vélo, et ce serait bien plus rapide. Et puis les jours ont passé, un matin j'aide Ben en galère d'un coursier à vélo pour une demi-journée à piloter un cargo dans Paris, chargé de pain, kilos de café ou autres paquets dont le Tetris sans cesse renouvelé est aussi excitant que la conduite de ce porteur devant les yeux ébaubis des quidams, et un soir, je retrouve Romain, dans son nouvel atelier à souder des cadres, et je cogite, et je cogite, et j'ai envi de cette liberté, de rouler par monts et par vaux, mais qu'est-ce qu'elle coûte, qu'est-ce qu'elle fait mal...

Et je reste jusqu'au premier mai, ce serait bête de louper la fête des droits des travailleurs, rendez-vous annuel des contestataires de tout poil aussi. Le parcours de la manifestation reste le même, le déroulé aussi. Les flics chargent en tout sens, morcellent le cortège et dictent la cadence. Je me prends un éclat de grenade qui pète en l'air, là, sur le crâne, la casquette n'a rien étonnamment mais je vois poindre du rouge sombre qui goutte, alors un jeune gars me prend par le bras et crie « MEEEEDIIIIC » et j'me fais désinfecter au pied d'un arbre de la place de la Nation, tandis que des oiseaux lancent des fumigènes et que d'autres les renvoient comme ils peuvent. Mon programme devient plus flou. Après ce coup de mise en garde, je bats un peu en retraite, tout est si brouillon et violent qu'il est difficile de se placer pour trouver les bonnes photos. En photographiant un interpellé par la BRAV, je reprends une bouteille de verre dans le dos qui miraculeusement n'éclate pas au sol. Plus tard, un CRS me repousse fortement d'un coup dans le plexus, aujourd'hui encore, j'en éprouve une gêne quand je respire fort ou que je racle le fond de ma gorge. Bref. Il est 19h30 quand j'erre encore autour de la place et constate que le cordon de flics a refermé son étreinte et sa nasse. Je me rends compte malgré moi que je suis en dehors, et je lorgne vers une rue adjacente où tous leurs paniers à salade vides sont parqués. Je rentre, puant le gaz. Dans le miroir je soulève mon pansement brun, il se trouve que j'ai une plaie façon éclair Harry Potter sur le crâne.


6/ 4 mai. Je quitte Anne, Thomery et ses glycines en fleurs. Je lui ai préparé mon risotto au chorizo la veille et nos discussions sont toujours intéressantes. Sa compagnie est aussi douce que précieuse. Je reprends donc la route sous le parfum des lilas vers Moret, puis défile devant les colzas montés en fleurs, eux aussi, me délivrant des notes de vieille bête crevée. Je traverse le fond de la Seine et Marne en direction de l'Yonne, dont je n'ai jamais entendu parler de ma vie. Sa frontière passée, je m'arrête casser la dale à Chéroy avant de continuer vers St Julien du Sault. Juste avant d'engouffrer ma chocolatine aux amandes, je taille le bout de gras avec un cycliste faisant bronzette dans sa pelouse, cause que je voulais un brin d'eau sous ce soleil qui me fait aussi bronzer que lui. Son beau-père (de 80 ans, lui en avait un petit 60 j'dirais) rapplique, vachement impressionné des efforts que j'fais pour disparaître des cartes. Ils me proposent une bière, un pastis, me prennent en photo pour les copains, sont bien gentils en somme. À St-Julien c'est un daron italien et son rejeton que j'alpague, pour causer un p'tit peu bicicletta et viaggio. Il vient des Pouilles, habite Paris depuis 28 ans et joue du luth. Son fils le reprend espièglement à chaque fois que le français s'immisce entre nous. Je remonte en selle le long de l'Yonne, sur une voie indiquée par les deux gars de Bussy-le-Repos et arrive à Joigny où je ferai étape pour la nuit. Un saut à Aldi, une Red Bull en poche, et je fais les courses pour le diner du soir. La boisson énergétique rime toujours avec ma récompense de fin de journée, quand j'ai bien roulé, c'est mon pécher mignon. Et puis question repas, je tourne dans un classique salade variée et son yaourt. Sur la route, depuis mes premières longues sorties avec mon ex-collègue Romain Abeille, j'ai adopté son régime végé. Outre le midi où je me prends un repas substantiel, le soir je varie rarement de ce menu traditionnel qu'il m'a transmis. Je plante la tente entre l'Yonne et un étang de pêche, c'est ma première nuit dehors depuis un bon gros bail, aussi je ne dors pas super, intimidé par le moindre bruit alentour.


7/ Le lendemain matin il commence à flotter sur le bord du fleuve tandis que passe lentement un tronc immergé en manière de navire fantôme. La toile de tente ne séchera pas, je m'en rends vite compte, et un rapide coup d'oeil à la météo depuis mon GSM confirme mes craintes : les prochaines heures vont être pénibles. Je décide de modifier mes plans de route et fais cap vers Auxerre. Je passe Migenne, Cheny, Beaumont, l'eau s'infiltre dans les godasses, j'enfile une protection de pluie pour la sacoche arrière qui a perdu son imperméabilité (si tenté qu'elle l'aie jamais été) que je serre avec le lacet d'une godasse et je fonce, trempé pour trempé, dans ces cas-là, on en a pour son compte. Rapidement l'idée me vient de prendre une chambre quelque part pour la nuit, histoire de faire sécher la tente et les affaires. Arrivé à Auxerre, le ciel se dégage sur le centre-ville médiéval. J'entre dans la maison des randonneurs où un lit en dortoir m'attend. Le gars m'ouvre gentiment avant l'heure. Une douche plus tard, la tente séchant sur un fil, je marche entre les ruelles que ponctuent de petites maisons à colombages. Charmant, mais pas bien vivant Auxerre pour un vendredi après-midi. Difficile de ne pas noter l'autoécole Guy Roux ou sa trogne sur des coupures de presse locales exhibées sur les vitrines commerçantes. Le bonhomme est ici une légende, et l'AJA, malgré des résultats peu réjouissants demeure une fierté locale (palmarès de champion de France en 96 et quelques derniers éclats au début des années 2000). Dans l'après-midi je reçois un petit mail de Paul Emploi me convoquant le 26 mai à Lille, je reste un peu dubitatif de la faisabilité de la chose si je m'en tiens à mon calendrier.

8/ À la sortie d'Auxerre, le soleil est revenu haut dans son ciel et je bifurque à travers les collines après une longue bosse qui me coupe les guiboles. Je traverse des petits patelins dont vous n'avez probablement jamais imaginé les blazes : Saint-Cyr-les-Colons, Lichères-près-Aigremont ou encore Châtel-Gérard. Bienvenu dans la France oubliée des panneaux de pubs et ignorée des mannequins filiformes. Une France dont la plupart des centres d'intérêts doivent tourner autour de la bagnole, de la moto, d'aller pêcher des carpes ou de tondre sa pelouse. Le Weldom et Bricomarché sont les temples de la consommation de ces populations et au milieu de tout ce royaume se dresse Noyers, digne prétendant au classement des plus beaux jolis villages de France comme l'indique le panneau à l'entrée de ce trou de 600 habitants. Si on y fait dans le genre médiéval, la route qui y mène est raccord, style moyen-âge où faut faire attention où qu'on fout ses roues si on veut pas finir dans les douves, mais du reste c'est vraiment charmant, tantôt colombages, tantôt p'tite bicoque fleurie en pierre au bord du Serein, Noyers est une étape certaine des voyageurs à la découverte des contrées bourguignonnes. Je poursuis après un repas sur le pouce et je finis par arriver sur les coups de 15 heures à Marmeaux, mon étape à moi, chez Amandine et Tristan. Plus de têtes de bétail que les quelques 100 habitants restants, je visite la charmante maison surplombant le village dans laquelle ce couple d'ami.es parisiens vient de s'installer depuis une paire de semaines avec leur toute jeune Cléo. Tristan est un passionné d'argentique et de vélo (ça me rappellerait presque quelqu'un) et Amandine est une fille aussi réservée que brillante, qui a été un très grand soutien dans la plus sombre période de ma vie. Ensemble nous dinons et arrosons notre retrouvaille avec un Côtes de Beaune que j'apporte dans mes bagages, tandis que Shigeru le chat rôde et veille sur nous depuis l'obscurité.

Il pleuvine lorsque je reprends la route au matin. Je longe les bocages d'Epoisses sous la flotte et finit par monter dans la vieille ville de Semur-en-Auxois, en Côte-d'Or cette fois. Les pieds trempés je me réfugie dans une petite crêperie après un coup d'oeil fugace au marché de ce dimanche matin. La route remonte légèrement jusqu'à déboucher sur le Canal de Bourgogne qu'un chemin de halage désert longe. Malgré la fine pluie je rallie Pouilly-en-Auxois, laisse mes frusques sécher sous un soleil timide à la terrasse d'un café où je m'enfile cacahuètes (seul bouffe disponible à des kilomètres à la ronde visiblement d'après le barman) et limonade, puis monte au cimetière où j'installe mon campement pour la nuit sous le parvis d'une petite église en réfection. La nuit est douce mais le lendemain matin déjà menaçant.



9/ À 31 balais, on a fini de croire au potentiel génie qui nous habitait. Nos 27 berges nous sont passées sous le pif sans qu'on aie bronché ou réalisé quoique ce soit. On ne réclame pas plus la paternité d'une œuvre notable qu'un haut fait révolutionnaire. Ces choses-là peuvent encore venir, mais on se résout étrangement à ne plus les désirer. On fait les choses parce qu'elles doivent être faites, pour nous-mêmes, et tant mieux si d'autres y trouvent le moindre intérêt, c'est du bonus. Et si on ne les fait pas, elles restent du domaine vague et adulte du projet, pour ne pas dire du rêve. À 31 balais, on fait un tri dans sa vie. On envoie balader les emmerdeurs et les rabat-joie, ceux qui ne comprennent pas le monde dans lequel vous aspirez vivre ou ceux qui en parlent la larme à l'oeil comme d'un idéal inaccessible. À 31 ans, on a moins de certitude qu'auparavant. On tergiverse plus et on mollit. Notre corps nous dit que chaque frasque nous sera à payer tôt ou tard. Et puis on arrondit plus les angles avec nos petits arrangements personnels et notre conscience. À 31 ans, on peut encore trouver le courage de faire ce qu'on avait entrepris et réalisé à 29. On peut continuer à foncer à tombeau ouvert sur la route où les lambdas vous regardent comme si vous étiez déjà mort. Une route déserte qui tapisse parfois leurs nuits et que vous parcourez non sans mal. À 31 ans, j'ai toujours cette citation de Camus en tête : on reconnaît son chemin aux voies qui s'en détournent. Et je continue de la tracer. Ni fier, ni moralisateur, parce que je fais la seule chose que j'avais à faire pour sauver ma vie : la reprendre fermement en main et lui créer son propre sens quoi qu’en diraient les bienpensants.



10/ Je bafouillerai que c'était seulement le temps que mes fringues sèchent. Ou alors, je leur dirai « minute papillon, laissez-moi m'expliquer, je suis un cycliste, trempé qui plus est, mais sur le chemin de... de... de St Jacques de Compostelle ! vous n'allez pas me refuser la charité et l'accueil d'un carrelage de véranda à un traîne-patins tout de même ? » Je tourne l'histoire en rond, et à chaque voiture qui ralentit à l'approche du virage, je dresse l'oreille. Passées 19 heures, je me fais une raison, on ne rentre plus aussi tard chez soi. Les volets sont tous clos. Malgré sa piscine neuve, la maison a un vague air d'abandon avec son mur jonché de débris, comme si elle était elle-aussi en réfection. Je pense laisser un mot : « En votre absence, j'ai profité de l'abri que présentait votre véranda restée ouverte – de même que votre portillon d’ailleurs – ainsi que votre tancarville afin de faire dégoûter mes fringues et passer une nuit à peu près au chaud et au sec. C'est qu'il pleut vachement dans votre pays. Rarement j'ai apprécié le soleil bourguignon. Si, oui, pendant les vendanges, fin août, mais là, mi mai, y'a pas d'l'abus p'tête ? Vous êtes partis avec ? » auquel j'aurais joint un cadeau en retour de cette nuit, bon pas la bouteille de Chassagne-Montrachet qui doit aller à Jean et Camille quand même, mais attends voir ce que j'ai dans mes sacoches... une compote pomme-framboise ? Une pellicule photo ? Jamais facile de faire plaisir. J'ai finalement choisi de ne pas laisser de traces, tout remis à sa place et suis parti comme je suis arrivé, en remerciant ma chance que le propriétaire de cette petite véranda où j'ai dormi et bouquiné ne se pointe pas, un 9 mai au soir, sous les trombes d'eau de St Jean de Trézy.


11/

Chère Louise,

Hier, à l'approche de Beaune, je reconnaissais quelques chemins familiers. La gare et sa longue avenue de ce que j'imagine être des peupliers, son centre-ville qui ne cache en aucun cas la richesse entreposée derrière ses murs et les petits châteaux et domaines de la couronne de Beaune, Bouchart, Drouhin, où la dégustation des grands millésimes n'est libre que pour les visiteurs les plus crédibles. J'ai dormi dans une petite cabane de vigneron, sise sur le Clos des Mouches, Côtes de Beaune premier cru. On parle de bouteille à plus de 150 balles et quelqu'un a vidé et laissé ouverte cette cabane de pierre de deux mètres carrés qui allait parfaitement dans son paysage. J'ai rentré mes affaires et mon biclou, et j'ai pris peur du mur sous lequel j'avais ma tête car il avait une sérieuse tendance à s'affaisser et entendant quelques petits bouts du torchis se désagréger et tomber sur ma couverture, j'ai fini par pioncer sur le pas de la porte, dehors, face à la capitale du vignoble bourguignon. Le lendemain, j'ai refait route sur Beaune. J'ai acheté deux pains au chocolat et aux amandes, un pour tout de suite, et un pour le goûter, et je suis allé trouvé un banc où la pluie ne m'attaquerait pas pour prendre ce frugal petit déjeuner. Je m'arrête et derrière mon arbre, il y a une cloche avec une pancarte « St Jacques de Compostelle », sa casquette retournée avec deux pièces et son air fatigué d’être baladé par la vie. Ma réaction première a été : « merde, j'vais pas manger devant ce gars quand même ». Et je lui ai donc proposé mon second pain au chocolat. Comme j'étais parti, je lui ai filé une de mes deux bananes et la moitié du jus tout frais que je venais d'acheter. Il s'appelait Sebastian, venait d'Allemagne, je n'ai pas compris la ville précise, et sortait d'un bilan dépressif/maladie inconnue. Il marchait vers Santiago pour trouver Dieu et peut-être guérir. Avec un sac famélique et son duvet replié sous lui, le gars faisant la manche et dans les petits bleds arrivait à se faire nourrir. C'était encore possible apparemment. Je pensais à Sylvain Tesson et ses chemins noirs merdiques. Je pensais avec mépris à tous ces gogos désemparés par la tournure de leur vie qui font croisière jusque la sainte ville, en me disant que s'il y avait bien une façon d'y cheminer c'était comme celle du Christ, seul et dans le dénuement, la pauvreté. J'ai pris vers le sud, sur la véloroute qui vire entre les vignes. Pommard, Volnay, Meursault, Puligny-Montrachet et enfin Chassagne. Je pensais à toutes ces bouteilles que j'ai piquées et bues ou offertes, et même si je connais une partie de la dureté du travail de la vigne, je n'ai pas pu excuser ces grands propriétaires terriens qui spéculent eux aussi sur la valeur de leurs biens (hérités) et l'exploitation des mains d'oeuvre les plus démunies. Les baraques sont plus que cossues ici. J'ai naturellement fait étape là où nous nous sommes rencontrés. J'ai marché jusque dans les vignes du Clos, retrouvé Nathalie et Sébastien qui m'ont accueillis à bras ouverts, et j'ai craint un instant te reconnaître, de dos, affairée à ébourgeonner un pied de blanc. Et non, ce n’était pas toi, car tu es à Lyon, avec ton nouveau mec, et je ne peux pas m'empêcher de penser que j'ai sans doute eu un rôle à jouer dans ce changement. J'ai fait mine de rien pendant que Nathalie me parlait, mais je revoyais en rêve tes yeux pleins de malice et tes lèvres que je n'aurais jamais du quitter. C'était ici, il y a bientôt trois années. Tu es revenue parfois. Est-ce que moi aussi j'ai changé ? Je me souvenais de ces morceaux que je t'apprenais avant de te léguer une de mes guitares, tel un adieu. Je me demande si tu l'as encore ou si tu t'en sers toujours, ou si ces trucs passent avec le temps comme des passions dont le feu s'est éteint et dont la cendre ne tâche plus les mains. Pour ma part, je suis reparti dans l'autre direction cette fois. Pas celle de Beaune et Lille où je pensais pouvoir t'oublier mais où je t'ai finalement retrouvé, mais par Santenay, plus au sud, en quittant les vignobles. Lorsque j'ai été seul avec Nathalie, et qu'elle me parlait de toi, j'ai presque osé dire que je n'avais jamais autant pleuré pour quelqu'un. Presque. J'ai seulement accepté son cadeau et son invitation à rester déjeuner avant de repartir sous les gouttes qui, en mon cœur, ont eu fini de laver mes derniers espoirs de te retrouver.

Prends soin de toi,

A.V.S.D.

12/ Un jeune sioux du Creusot qui bossait à la caisse du Carrefour Market où j'ai trouvé une canette de Cacolac m'a indiqué l'Espace Simone Weil d'où j'écris, au chaud, avec de la wifi. La route qui mène à Le Creusot ne cesse de monter, pendant plusieurs kilomètres, heureusement la plupart du temps abritée du vent par les arbres. On arrive ensuite dans une ville pour le moins étrange, qui contrairement à ses paires n'est pas bâtie au cœur d'un val ou sur une rivière, mais juchée sur une série de bosses partagée par une départementale. Le Creusot fleure la misère héritée des anciennes cités industrielles de notre pays. Elle vous évoque la France d'en bas, oubliée, d'il y a 20 ou 30 piges, limite on serait surpris que les gens d'ici ne vous parle pas encore de VHS ou de DIVX pour animer leurs soirées mornes. Quand on finit par sortir de la ville, par Montcenis, on continue la grimpette à travers des paysages superbes, vallonés, profonds, et verts. Les vaches des pâtures me regardent passer; stupéfaites. À se demander qui de nous est le plus stupide : ce p'tit blanc bec qui en chie sur son biclou, sans port et sans amarre ou ces bêtes qui n'ont connues et ne se réjouissent que du pré carré dans lequel elles paissent docilement ? Un peu avant le bourg de La Tagnière, on pénètre par un coin de forêt splendide qui se concluent en kilomètres de descente. Puis on remonte la pente bien raide jusque Dettey où m'attendent Camille et Jean, mes anciens voisins de Lille. Jean est retourné dans le coin dont il était originaire. Il est cantonnier pour deux communes et fabrique une multitude d'objets en bois sur son tour. Pour le remercier de la spork (cuillère à une extrêmité et fourchette de l'autre) qu’il m’avait fait en 2021, je lui tends le Chassagne-Montrachet vendangé par mes soins, à boire dans 10 ou 15 ans, si on est toujours là. J'apporte une autre bouteille de bière et du rouge, l'apéro commence à 16h, le repas se poursuit avec un magret que nous nous partageons et la nuit nous cueille bientôt, tandis que mes fringues sèchent auprès du fourneau.

Je reprends la route le lendemain, sous la flotte, encore, toujours. Jean me retrouve en bagnole parce que j'ai oublié mon bidon d'eau chez eux, pas malin de me rajouter ce poids pépère, mais ce sera mieux avec ! Avant Montceau, je m'abrite sous un arrêt de bus le temps d'une lourde averse qui m'a déjà trempé les pieds. Après Montceau-les-Mines, cousine du Creusot par sa misère et son état de mort-vie/abandon, je longe une départementale qui descend jusque Mâcon. Passé le Mont-Saint-Vincent, je profite d'une loooongue descente de plusieurs bornes pour reprendre un peu de vitesse avant de recouper par des petits bleds de rien. Une nouvelle averse, mais de grêle cette fois, me surprend à la sortie d'un village fantôme, trop tard pour rebrousser chemin, je poursuis tandis que les petits glaçons me piquent et me pincent les guiboles. Après l’ascension du Col de la Pistole (465m) je suis lessivé, mais pas au bout de mes peines. Tout ce qui monte, redescend, et vice-versa, à la sortie du bled de Lugny où je rage, peste et hurle « PUTAIIIIIIIIN » contre la douleur, les routes serpentent et ne semblent pas finir de monter. Chaque mètre devient plus dur, plus lourd, plus pénible, plus douloureux pour les jambes, les genoux, quand enfin un panneau m'avertit “ MÂCON 16 ” à travers les vignobles de Péronne, je me fatigue une dernière fois, la bête n'a plus de jus, mais continue de rouler et je finis par débarouler dans une chambre d'hôtel premier prix à cinquante ronds pour me reposer et faire sécher les deux aquariums que je me trimballe aux pieds depuis la fin de matinée. Cette météo, malgré quelques éclaircies, est une saloperie de calvaire. Les averses n'en finissent pas, reviennent et vous retrempent jusqu'aux os. Le moral aussi prend l'eau. Demain j'atteindrai Lyon sans doute, mais ce soir je ne veux plus penser à rien. Mon vélo me regarde silencieusement. Demain, ce sera notre peine.

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