CAMPAGNYOLO #4 Rouler sous l’eau, monter au ciel et chasser des vaches

39/ Est-ce que je deviens parano ? Ou est-ce que j'ai mis le doigt sur une machination plus grande encore que celle du Truman Show ? Je pense à ça tandis que je me fonds hors d'Iglesias, ville que j'avais bien aimé l'année dernière, notamment grâce à son lac magnifique, le Lago Corsi.

Mais petit retour en arrière d'abord, je sors de chez Bruno, de Guspini, je me goure de route, fais une quinzaine de bornes pour du vent, oui littéralement du vent, car lorsque je réembranche pour capter Villacidro et l'itinéraire optimal en direction d'Iglesias, un vent de p'tit bâtard se met à souffler, pas de la manière la plus franche qui soit, mais de cette façon où vous vous demandez ce qui va pas sur votre machine, si quelqu'un n'appuie pas sur la mâchoire de votre frein dans votre dos, si vos pneus ne sont pas à plat, si finalement ce n'est pas simplement vous qui êtes à plat (ce qui finit par être le cas), alors je m'arrête pour manger quelques saloperies à un supermarché où le vigile (vététiste) me prend en photo pour m'exhiber à son club (« si vous faisiez pas que de descendre des mottes de terre et être tout sale, p'tete que vous iriez loin mes p'tiots ! »). Je reprends un peu confiance, je roule sous le soleil et mes bras n'apprécient pas : premiers coups de soleil depuis un moment. Presque au bout de mes peines, je trouve un bar où Ricardo, la trentaine, me remplit gentiment mon bidon d'eau fraiche. Il est natif d'ici, Domusnovas, mais s'apprête à suivre sa compagne en Suisse. Dans la région la plus pauvre de toute l'Italie où je viens d'entrer (Carbonia-Iglesias), il n'y a malheureusement pas beaucoup de perspectives si on veut fonder une famille, me confie-t-il l'air désolé. Je déjeune à un resto qu'il me conseille un peu plus loin : pasta, plat et quart de vin rouge, douze balles, je dis oui ! Quelques kilomètres plus loin, Iglesias, l'heure de la sieste, son Lidl et cap sur le lago pour profiter du calme de la nature (vous savez, ce cadre magnifique où il ne manquait qu'un italien pour gueuler dans son téléphone). Petite déception sur place tout de même, le lac a subi quelques modifications et une route le coupe maintenant dans sa largeur... Le soir tombe, mais je me vois mal recamper ici, et j'ai une soif terrible, envi de compagnie, alors je remonte en ville dans ce petit bar où je m'étais aventuré l'année dernière, je m'en souviens, pour voir une défaite amère de Liverpool en finale de League des Champions. Au mur, des photos de chasseurs posant devant leurs prises, des cinghiali (sangliers) pour la plupart. Ces gens sont donc mes amis, mes défenseurs. Le coup d'envoi est sur le point d'être donné pour un match important de Cagliari (un de ces matchs qui doit décider si l'équipe remonte en première division, après sa descente l'année dernière) et me voyant arriver avec mon biclou, Aldo et Manuela m'invitent à rester manger, chacun dans l'assemblée ayant ramener un petit truc. Manuela aka « Bobo » (Aldo, l'un de ses quatre frères, m'explique que petits, ils jouaient au football ensemble et que Manuela incarnait Sergio Gori, dit « Bobo », et que c'était resté malgré les années) succède à ses parents dans ce qui pourrait être le plus vieux bar d'Iglesias encore en activité. Le bar du chasseur (puisque c'est son nom) rassemble son lot d'habitués. On y trouve machines à sou dans le fond (j'ai toujours du mal à comprendre cet hypnotisme auquel cède l'italien en faisant d'une main avaler euro après euro à cet écran et de l'autre, appuie à intervalle régulier sur un bouton pour faire défiler les symboles lumineux qui lui redonneront crédit ou non) et joueurs de carte le matin. Sur une table s'amassent pain, moules, salade de thon, ravioli maison, charcuterie, ricotta maison et pecorino, le tout arrosé de vin rouge et de prosecco où Carlo, déjà passablement ivre et désintéressé à la fois du match (étant Juventino) et du vote des municipales du lendemain a pris en main le service. L'un est invalide et vole dans le supermarché où bosse Aldo (scène hilarante où ce dernier nous montre successivement les images de vidéo-surveillance, le voleur riant aux larmes), l'autre travaille dans le liège, et à notre table vient trôner un des candidats de l'élection, soucieux des résultats à venir et du tour que prendra la ville. Peu de femmes encore et toujours, malgré la présence de Luisa ce soir-là, supportrice de Cagliari. La fermeture se profile doucement, je reste avec Aldo qui m'emmène nuitamment faire un petit tour dans la vieille ville, me montrant le parcours des anciens remparts qui protégeaient Iglesias au moyen-âge. Ici, l'ancienne fontaine, tout en haut de la rue, où lui et ses sœurs allaient chercher l'eau pour le bar avant l'arrivée de l'eau courante, là l'école des garçons, l'église où il s'est marié. Je le quitte et retourne au bar où Manuela m'invite à rester dormir, une chambre toute prête m'attendant déjà.

Petite sieste au soleil du Lago, les carpes y font de petits sauts à la surface, venant troubler la tranquillité du lieu. À mon retour en ville pour déjeuner, je remercie une nouvelle fois Manuela au bar où Andrenino fait des pieds et des mains pour m'offrir mon coca con limone. Je quitte « enfin » Iglesias, persuadé que les sardes sont entrés en compétition directe, épiés par des caméras télévisées en permanence, pour être le peuple le plus gentil et accueillant possible avec le petit étranger que je suis. Et comme Jim Carrey, je pense à prendre un voilier afin de crever la toile et prendre le large, mais pas pour m'enfuir, pour me rapprocher de ces îles bénies.

40/ J'écris depuis la douleur. Dix jours ont passé depuis le dernier écrit et Dieu sait que j'adore me plaindre, surtout quand il ne tient plus qu'à moi-même de changer la situation qui me fait geindre, mais petit à petit, l'usure, la fatigue, l'énervement, la frustration, bref toutes ces merdes qui vous rongent jour après jour, prennent parfois le dessus.

Oui, même dans un voyage, dans une expérience unique, que peu entreprennent, d'autres envient, on en vient parfois à passer de sales, vraiment sales moments. Je dois dire que la fatigue et la météo y sont pour beaucoup mais avant d'y revenir, j'aimerais vous raconter ce qui s'est passé depuis mon départ d'Iglesias jusqu'à aujourd'hui, Ozieri et un petit bar de rien où comme partout en Italie, la tv (prononcez « tivou ») débite son sempiternel récital.

La route à la sortie d'Iglesias est un long tapis qui vous lance au milieu des exploitations minières abandonnées qui faisaient le cœur de la région. D'un bord à l'autre défile une frise digne des western spaghetti, des monts rocailleux et un paysage aride où la nature s'implante avec de plus en plus de mal. Je bifurque avant Carbonia en direction de Portoscuso afin de me rendre au ferry qui m'emmènera à l'isola de San Pietro, île que je n'ai pas eu l'occasion de visiter plus que son chef-lieu que j'avais adoré, Carloforte. Avec la bicyclette, le trajet me coûtera un peu moins de 10 balles et durera moins d'une heure. Lorsque je débarque, je reprends rapidement mes marques et malgré la grisaille m'enfonce au sud de l'île, clairsemé de petites plages tranquilles entre des villas hermétiques. Le lendemain je retrouve Carlo (que j'avais rencontré l'année dernière), gérant d'un petit bar où les ouvriers viennent s'en jeter un derrière l'oreille avant de rentrer. Un soir, avec Gianluigi et Erico (respectivement chef d'un resto et ex-pêcheur d'espadon originaire des Pouilles), j'apprends la bucetta, une variante italienne du billard mais qui se joue à la main et ressemble plus à notre pétanque qu'au « pool » que nous rencontrons dans nos bars français. Chacun dispose de 4 billes et doit se rapprocher le plus possible de la palina (le cochonnet dirons-nous) en effectuant des bandes et en prêtant bien attention à renverser ou non les plots du castello (château) qui se dresse au centre de la table (selon la bille qui les renverse, les points vont à l'une ou l'autre équipe). Un moment agréable donc, où je faisais équipe avec Gianluigi, juventino assumé qui à chaque coup que j'effectuais avec un peu d'adresse ou de réussite hurlait que tout petit français que j'étais, je tenais de Zidane ou du Roi David (Trézéguet). Malheureusement les éclaircies se font rarissimes à Carloforte. Outre la petite et toujours charmante ville, les plages et quelques balades pour voir des falaises, je ne trouve pas grand chose à faire pour tromper les pluies fines qui se multiplient. Je cherche une chambre pour une nuit, reposer mes jambes, mon corps, mon esprit, faire une lessive, et ne tombe que sur une seule petite chambre à 50 euros, à bout de force, je cède, quand bien même les clients du bar de Carlo me guident à l'un ou l'autre point pour trouver moins cher (eux aussi n'en reviennent pas des prix), mais l'événement de la fin de semaine arrive (Giro di tonno, fête du thon, en regard au passé de port de pêche iconique de l'île) et ainsi se justifient les prix et le peu de disponibilité. Après trois jours sur l'île (où je mange quand même une pizza cinq étoiles à deux reprises), j'embarque un midi vers l'autre côte sarde d'où on peut accoster depuis Carloforte, Calasetta (6,70 si je me souviens bien avec la bici, une demi-heure de traversée durant laquelle le bord opposé de la Sardaigne disparaît sous d'immenses draps orageux). Alors que je roule vers Sant'Antioco, à une dizaine de kilomètres de là, la pluie commence à tomber drue, les nuages qui cachaient l'autre côte devaient toucher maintenant notre presqu'île. À Sant'Antioco, je cherche Gianni, un retraité aimant la pêche qui m'avait invité à manger la carbonara chez lui l'année dernière. Voilà plus d'une quinzaine de jours que j'essaie de le joindre, mais sans succès, j'imagine alors le pire. Reconnaissant son quartier, j'accoste un vieux pour lui demander d'après mes quelques mots de description s'il ne connait pas mon bienfaiteur et j'obtiens pour toute réponse : « des Gianni comme lui, il n'y a que ça ici ». Bon. Et puis tournant dans une rue, débouchant sur une place et son église, je reconnais un embranchement, une maison, je me hisse à sa fenêtre, une vieille dame me dévisage avec des yeux ronds, je fais machine arrière, puis reviens, tape au carreau, et s'engage un dialogue de sourd où j'essaie de lui faire comprendre que je recherche mon brave Gianni, et elle finit par me dire que sisi, il vient bien ici. Gianni m'ouvre alors sa porte et me prie d'entrer car la pluie tombe encore. Je lui dis combien je suis content de le retrouver en bonne santé, et lui m'explique que son opérateur a fait faillite et n'avait donc plus de ligne pour un petit moment et me propose une pizza qu'il fait réchauffer dans son four spécial, rouge Ferrari. Après avoir raccompagné son amie, je l'aide à préparer les citrons qu'il a reçu en cadeau d'un ami avec lesquels il voudrait faire son premier limoncello (lui n'en boit pas, mais m'a promis de m'en garder une bouteille pour mon prochain passage) puis nous nous rendons à l'endroit du port où je l'avais rencontré il y a un an, occupé à taquiner les petits poissons. Ensemble, nous discutons plusieurs heures, les yeux rivés sur la mer, les barques, et l'infime point de Carbonia un peu plus loin où je dois me rendre ce soir. Gianni a perdu sa femme à 35 ans, après seulement 5 années de vie commune, et ça a été le drame de sa vie, qu'il a mis pratiquement 30 années à surmonter. Vient à nous un de ses amis, avec qui je discute également et qui me définit comme un « spirito libero », ce à quoi convient Gianni. Ces retraités, et d'autres, se retrouvent chaque jour ici, parlent et pêchent, c'est leur manière à eux de passer le temps. Ils ne se le cachent pas, ils aiment cette routine. Je les quitte alors que le soleil commence sa chute et fais route sur une petite piste cyclable jusque Carbonia, cité fasciste édifiée en 38 par Il Duce, qui abritait jusqu'à 50 000 âmes (28 000 en 2016) et fournissait le régime en charbon. Tandis que la nuit tombe, je me réfugie au Lidl où m'avaient déposé un jeune couple l'année dernière, et y retrouve un point tranquille où camper. Au matin, je suis réveillé en fanfare par un gars qui à 8 heures n'a rien trouvé de mieux que de se garer à 150 mètres de mon havre de paix, ouvrir toutes ses portières et faire cracher son autoradio à fond. Bon gré malgré, je me mets en route et je chemine jusque Villamassargia, au large d'Iglesias. Afin de remonter au plus vite sur le centre de l'île et Mamoiada où je dois livrer la majorité de mes tirages, je dois repasser par Domusnovas et quelques autres points déjà visité alors que je me rendais à Guspini. Juste après Villamassargia, la pluie revient me gâcher la journée. Arrivé à Domusnovas où j'avais bien mangé, derrière un spritz, l'orage s'abat violemment sur la région. Profitant de l'éclaircie, je retourne à la trattoria où je m'étais régalé et me remets en route sous de petites pluies intermittentes. Je pense à cette phrase : « le vent souffle sur les braises de mes muscles et la pluie les refroidit ». Mes jambes tournent, les villages s'enchainent, la plaine défile. Quand enfin je passe Terralba où je fais le plein pour le soir et le matin suivant à un supermarché, je décide de m'arrêter un peu après Marrubiu et le passage d'une des deux « autoroutes » de Sardaigne (allant de Cagliari à Sassari, l'autre va de Sassari à Olbia, en fait, ce ne sont pas à proprement parler des autoroutes pour les italiens, mais des routes européennes, pas grande différence), avec un peu plus de cent kilomètres parcourus et un état de fatigue logique, j'avise enfin un petit carré d'herbe à la sortie d'une large propriété où un homme sort de sa voiture. Je l'approche et lui demande la permission de m'installer en face de chez lui, sans me douter un instant que je viens de faire étape dans un salumificio (l'endroit où on transforme le porc en saucisses, saucissons, lonzo et autres charcuteries). C'est la mama, Tina, qui le lendemain matin m'emmène faire le tour de l'installation au repos ce jour. Elle me montre successivement les différentes phases de la préparation de la viande, les machines, les saloirs et les ateliers d'emballage. Tandis qu'elle me donne une sélection de leurs produits à emmener dans mes bagages, notre discussion touche à la famille et alors que nous nous apprêtons à nous quitter, elle me raconte qu'elle devra passer dans les jours à venir à Villacidro (où je suis passé, peu après Guspini, sur la route d'Iglesias) d'où elle est originaire et où se trouve encore un de ses trois frères qui est rentré en conflit avec le reste de la fratrie pour des questions d'héritage. Tina fond alors en larmes, et je mesure tout l'importance de la famille et de ses liens pour elle (et en fait, une bonne partie de cette génération italienne et des précédentes). Après quelques mots de réconfort particulièrement difficiles à trouver dans une langue qui n'est pas la mienne, je la remercie une dernière fois et reprends la route. Celle-ci commence à s'élever légèrement tandis que je borde le Monte d'Arci, puis se dresse comme une folle peu après Siamanna, à un endroit où je ne m'y attendais pas. C'est en revanche plus loin, sur ce qui me semblait être de la petite route de montagne à escalader, que je descends sans contrainte sur Fordongianus, petit village montagnard très mignon où je déjeune sous le cagnard. Pas très malin, je n'attends pas que la chaleur passe et je me réattèle à avancer sur Ottana, ma destination du jour. Encore une fois, je me traine, je galère sur des routes en faux-plat qui mènent aux monts du cœur de la Sardaigne. Peu après Ghilarza, bled qui me fait froid dans le dos mais où je trouve par miracle un petit supermarché ouvert en ce jour de la république italienne (j'imagine qu'en Sardaigne, avec ce sentiment d'abandon, ils s'en foutent pas mal du symbole mais profitent du jour férié), il ne me reste qu'un patelin et une vingtaine de kilomètres afin de boucler la route que je m'étais fixée. À moins de deux kilomètres de Sedilo, un orage finit par crever le ciel et déverser ses sots de flotte sur le coin. Le temps d'enfiler la veste et la protection plus waterplouf à la pas plus waterplouf sacoche de selle, et je suis trempé comme une soupe. Les orages me font toujours le même effet : j'ai l'impression que chaque fois ils sont pires que les précédents. Arrivé sous un pont de la voie rapide, à l'abri des trombes mais pas des vents, je pensais pouvoir tenir une bouteille d'un litre d'eau et la remplir en quelques secondes. La montée jusque Sedilo n'est pas simple, de larges torrents coupent la route, quand bien même la pluie s'est transformée en un crachin. Je me réfugie à l'église du coin, plongée dans l'obscurité où en ce jour férié, une femme prie sans doute pour que l'Inter remporte la ligue des champions dans quelques jours. Trempé, j'entame la descente vers Ottana via des routes désertées de la population, n'appartenant plus qu'aux troupeaux de bêtes locaux. Leur état ne trahit qu'une seule chose qui m'est bientôt confirmée : mon entrée dans la province du Nuorese. Quand après un parcours du combattant, entre ornières, crottes et cratères, j'entre enfin dans le premier village de la région de la Barbagia (historiquement, c'est la région des bandits, des barbares, longtemps restés dans leurs montagnes à l'abri des envahisseurs romains notamment), je tombe sur une procession qui se dirige vers le cimetière communal et où je sens de pesants regards sur mes jambes tatouées. C'est dans un petit bar du centre du village où je tente de faire sécher ma veste à l'ombre d'une tivou crachant son lot de pop italienne insupportable, qu'un homme m'accoste : « où que tu dors ce soir ? » me demande-t-il en italien. Je lui dis que je trouverai un petit coin sec, avec un peu de chance, la mort déjà présente dans l'âme à l'idée de me mettre en quatre pour arriver à mes fins. Lui me dit : « bin viens chez moi, je vais dormir chez ma marraine, prends ton bordel, je te donne les clés et on y va ». Ah, bah, oui pourquoi pas ? Je discute avec Luca, et rapidement la question de notre origine s'impose. Je lui dis que j'arrive de Lille, dans le nord de la France, et lui me répond d'un coup en français (ou devrais-je dire belge, parce que l'accent et les expressions étaient bien présents ?) « eh bin j'suis à 40 minutes de la frontière moi dis ! ». Ici je dois avouer que le reste de la soirée, Luca et son ami, Gianmarco – respectivement Lucas et Jean-Marc, deux « réfugiés » dira-t-on – m'ont tout régalé, boisson et pizza, avant que je n'aille me coucher tranquille, l'esprit presque serein (Ottana n'ayant pas vraiment bonne réputation auprès des autres sardes visiblement) dans une grande villa où visiblement personne ne crèche. En vrai, Ottana est le premier poste de l'île où je me suis dit « putain il y a des jeunes dans ce village ». Je n'ai pas réussi à avoir d'explication claire sur ce point, mais il semblerait que dans cette île vieillissante et sans véritable futur (comme on en a discuté dans l'article précédent) un attachement plus fort à leur région fasse rester les progénitures locales. C'est aussi là que je rencontre mon tout premier cas de « Mussolinisme ». Un vieux né en 48, « nostalgique » n'ayant jamais connu les années sous le Duce, qui exhibe dans sa cuisine des coupures de presse et des photographies de l'homme en compagnie d'un certain dirigeant nazi, me montre ses œuvres et gravures traditionnelles sur bois et meuble et va jusqu'à m'offrir un porte porte-clés, alors que je réalise que je n'ai ni clé, ni maison, ni rien pour accrocher cet objet encombrant à plus d'un titre. Le reste de la soirée, je la passe au bar en compagnie de nos deux amis belges, bien décidés à retourner au pays d'où leurs parents sont partis (ils parlent sarde couramment depuis leur enfance) mais à continuer de tirer parti de leurs pensions belges (qui sont bien plus importantes qu'ici, faut-il le préciser). Petit à petit, bien que je saisissais la nature de Luca, grande gueule, bagarreur, coureur de jupon, apparemment dealer local et bien penché sur la boisson, bien heureux de me présenter à tout le village comme le brave petit malheureux à qui il offre le gîte pour la nuit, je découvre celle de Gianmarco, plus calme, mais au passé plus trouble encore. Entre deux conversations sur ses enfants restés en Belgique, il me parle de prison, du Bruxelles étroit des années 80, des putes, de la drogue, des armes qu'il fournissait et des gens de pouvoirs qui s'y vautraient, mais aussi de sa connaissance de Marc Dutroux, auquel il « vendait des voitures sans imaginer le malade qu'il était » et qui profitait selon lui d'une certaine couverture de la part des gendarmes et des politiques locaux sur ses agissements horribles. Bref, un personnage pas antipathique mais duquel j'étais content de m'éloigner le lendemain matin pour une courte mais difficile étape (30 kilomètres de montagne) qui doit me faire finalement arriver à Mamoiada. Naturellement cette route est pénible, me fusille à chaque coup de pédale alternativement cuisse droite et cuisse gauche. Même quand elle se calme, je ne reviens pas à un rythme de pédalage que je trouve satisfaisant. Ma sueur est abondante. De lourdes gouttes fondent de mon front à mes sourcils, me coulent le long des yeux telles des larmes et se mêlent à ma « barbe », intouchée depuis mon départ, avant de s'écraser sur mon guidon. Je pousse, en danseuse lorsque mes jambes me le permettent, puisqu'il n'est plus question de volonté pour moi, mais seulement de faire comme mon corps le décide. Je finis par me hisser à Sarule, petit village sur les hauteurs qui annonce la moitié de mon parcours, et continue de cheminer, cahin-caha, coup de pédale après coup de pédale, mètre après mètre, avant que le dénivelé ne tourne à mon avantage peu avant le Monte Gonnare. Alors que je me rince la gueule, un automobiliste du village s'arrête à ma hauteur, heureux de faire ma rencontre sur ses routes de toujours. Il me félicite et me souhaite bon courage. Je descends ce que je viens de monter et redécouvre la vallée de Mamoiada qu'annoncent les vignes abondantes de ce coin, spécialisé en la matière. Avec mon retour, la pluie revient. Après une pasta délicieuse, je retrouve Ruggero, ancien sculpteur des masques typiques de la ville, et ses deux petits-fils (Marco et Danilo) avec qui je joue au foot, tout comme un an plus tôt, sauf qu'il pleut. Mario rentrant de la bergerie s'arrête à notre hauteur et me reconnaît instantanément. Au soir, Ruggero me paie une pizza que je partage avec Marco et son papa Giuseppe, puis je sors sous la pluie me trouver un garage où je passerai la nuit au sec à la fin d'une trentaine de minutes d'errance dans les rues arrosées de la petite ville. Nuit horrible, froide, humide. Sommeil agité. Je me remets en route à 7h pour trouver un supermarché clos en ce dimanche. Pas de petit-déjeuner possible, merde, voilà qui m'avait échappé. Je me résous à mettre cap jusque Nuoro, à douze bornes velues de là, pour trouver mon bonheur. J'erre en ville. Yeux mi-clos, esprit n'aspirant qu'au repos, alors que le froid me saisit et que la pluie continue de tomber. Je me réfugie sous une porte, puis trouve un rez-de-chaussée d'une grande résidence en réfection où je m'enfonce avec mon sac de couchage. J'y dors enfin, une paire d'heures salvatrices. J'échoue dans un Macdo, sisi, je dois vous l'avouer, le premier depuis plusieurs années, le dernier avant quelques autres tant ils sont horribles et dégoutants (ici, en plus de la radio spéciale MacDo, on y a installé des tablettes en plein milieu des tables, de quoi propulser les clients dans de profondes et attentionnées conversations à ceux qui font face à l'écran absorbant). Je retourne à Mamoiada en milieu d'après-midi afin d'assister sous une pluie fine au défilé fêtant les 20 ans du musée des masques de la Méditerranée. Des délégations de Croatie, Ukraine et d'Italie se succèdent, présentant leurs costumes et coutumes locales. Au soir, alors que la pluie retombe, je me dirige en dehors du village, sûr de trouver un toit vers une petite église que j'avais vu l'année passée. Sur la route, je repasse devant la petite maison de campagne d'un ami de Paolo (le coutelier qui m'avait accueilli l'année dernière, dont j'apprends qu'il a eu un très grave accident de moto et est sans doute encore à l'hôpital à plusieurs dizaines de kilomètres de là), que je reconnais, Marco. Ce dernier m'invite à passer la nuit ici, auprès du feu, ce que j'accepte sans discuter, puisqu'il me permettra peut-être de faire sécher quelques unes de mes affaires. Mon plan du lendemain est de me rendre au village voisin (et détesté des locaux pour des raisons diverses, histoires de voisinages, mariages plus ou moins heureux entre tribus, banditisme, voleurs et profiteurs trouvant leur nid à Orgosolo) pour retrouver Luciano, un ouvrier des vignes qui m'avait pris en stop l'année dernière et régalé de vin toute une après-midi. Pour retrouver sa trace, je demande à droite à gauche, atterris devant sa porte close, puis décide de mettre les voiles vers le restaurant de sa patronne où je pourrais éventuellement me régaler à midi. La route qui y mène est – comme celle qui conduit à Orgosolo – toute en montée, aussi je me crève à la tâche, grille mes dernières forces, avant de trouver un plateau où paissent librement vaches et moutons. C'est là aussi que se trouve le restaurant de Maria Giovanna et il ne me faut pas une minute avant d'apercevoir le fugitif affairé à quelques réparations dans la propriété. En cuisine, je retrouve la patronne à laquelle Luciano montre tout fanfaron son portrait, pris en ces lieux, devant un verre de vin qu'il a élevé et une bouteille du domaine. Je finis par aider à sa cuisine une Maria Giovanna préoccupée par l'état de santé de son mari et lasse des imprévus, qui m'invite (m'intime même) cependant à rester pour déjeuner. La route redescend du restaurant jusqu'au village et il ne me reste plus qu'un seul portrait à livrer, celui de Paolo, qui finit par m'ouvrir tandis que plusieurs essais précédents ne m'avaient souri. Paolo a frôlé la mort à moto, alors qu'un camion lui coupait la route à une dizaine de bornes de Nuoro. Il lui faudra au moins 6 mois pour remarcher, si ce sera encore possible. D'ici une dizaine de jours, les médecins s'occuperont également de son bras plâtré. Paolo est pessimiste. Quand je lui dis qu'il est chanceux, il me rétorque que les chanceux sont ceux qui n'ont pas d'accidents. Il me parle ensuite de l'hôpital public italien, de son personnel uniquement voué au moindre effort (puisque selon lui le service public est la planque, que le salaire tombe égal chaque mois, et qu'il ne sert donc à rien de se mettre en deux pour satisfaire les demandes et besoins des patients) avant de conclure qu'il a bien fait de quitter tout ça pour retourner chez lui, devant sa télé, à remâcher sa haine. Ce Paolo handicapé et visiblement encore très touché par son accident ne m'est malheureusement plus aussi sympathique que celui que j'avais rencontré un an plus tôt, malgré l'émotion qu'il exprime à la réception de mon tirage. Je le quitte peu après, retrouve Marco et repasse une nuit près du feu, cuisinant dans une large casserole, saucisse sarde, piment et fromage du coin, dans des œufs brouillés. Le jour se lève, je quitte Mamoiada, continue ma route vers le nord dans une nouvelle direction, déjà épuisé. Nous voici aujourd'hui. Entre Nuoro et Benetutti, je prends pour mon grand malheur une petite (mais sans fin) route de campagne dans un état lamentable après une semaine d'orages quotidiens et des décennies d'abandon sous les sabots des troupeaux. Entre une chute sans dommage et une crevaison, je passe le plus clair de mon temps à rager et pousser mon vélo dans des pentes absurdes. Quand enfin je rejoins la route, la chaleur du midi devient impossible. Dans le petit bled presque désert de Benetutti, je réussis finalement à trouver quelque chose d'ouvert pour me délivrer un panino. Puis, je ressors de la plaine et passe au large de Pattada (célèbre pour ses couteaux) après de beaux virages comme j'en voudrais tous les jours (pente peu élevée, paysages magnifiques). À quelques bornes seulement d'Ozieri, la pluie revient de plus belle. Le moral dans les chaussettes, je vais devoir redoubler d'imagination pour dormir au sec. Un coup d'oeil rapide à la météo de l'île m'invite à penser que le programme du jour sera le même pour ceux à venir. Je suis désespéré à cette idée. J'écris depuis un petit bar où je passe la fin de soirée avec un sarde (dont j'ai oublié le prénom) qui me raconte comment il s'est retrouvé avec deux procès au cul, un fils autiste qui appelle la bleusaille pour violences (et il l'a bien tapé, blessure constatée par l'hôpital local), et une envie certaine de disparaître sous les portes. Toute cette discussion, je ne pense pas trop au fond du problème, brouillé par les quantités d'éloge que ce gars fait de mon courage, de combien cette vie doit être rafraichissante, pleine de rencontres revigorantes, blablabla, et tout cela m'apparait peu après, tandis que je me suis réfugié dans une pizzeria où le pizzaiolo m'indique un coin où je pourrais m'installer pour la nuit, au sec (finalement je dénicherai un balcon au deuxième étage à deux pas de là, parfait pour qu'au matin, enfin, je puisse sécher mes affaires sous un soleil de nouveau au rendez-vous). Le problème n'est pas d'oser ou non partir, changer de vie, peser ses responsabilités, ses devoirs et boucler ses affaires courantes comme je le discutais avec ce type, parce que dans mon expérience directe, c'est ce que j'avais dû faire. Le problème est la violence sur un enfant (autiste de surcroit). J'expérimentais un sentiment de malaise à l'idée de donner quelques clés des champs à ce type qui avait levé la main sur son gamin (quand bien même il l'élevait seul, s'était mis en 4 pour lui pendant des années) parce que j'avais été moi-même dans la position de ce gamin des années auparavant, sans avoir pu appeler personne à mon secours. Au matin, de lents et diffus nuages traversaient cette ville sur les hauteurs des monts sardes, que je quittais pour grimper toujours un peu plus au nord.

41/ À Sedini, petit village tranquille qui tire son épingle du jeu par quelques constructions joueuses (une baraque au creux de la falaise et la voisine au sommet), je rencontre Walter, nom peu courant pour un italien de son âge (un peu plus de 80 ans, mais qui le tient de l'acteur Walter Matthau et non d'une quelconque connivence avec des compagnons d'infortune germains, si vous voyez qu'est-ce que j'veux dire), originaire de Rome, entre autres ex-préparateur physique de l'équipe nationale de baseball italienne (sisi elle existe, j'ai vu des photos). Personnage très attachant, malicieux, il me hèle depuis sa petite chaise de camping tandis que je grimpe à sa hauteur, alors je m'arrête, et lui très rapidement me propose de l'eau, d'utiliser ses toilettes et de tailler le bout de gras à l'ombre, devant son petit atelier où sont exposés fanions et photos souvenirs de sa carrière. Walter a beaucoup voyagé. Sa femme est sarde et c'est elle qui tenait le foyer, comme il me l'explique, car dans le temps, en Italie, la cellule familiale était très exclusivement patriarcale, sauf ici, en Sardaigne, où c'était la mama qui avait le dernier mot pour tout, et lui qualifiait donc cette petite région de matriarcale. À la vue d'un vieil habitant du village ayant récemment perdu la sienne, il se désole devant l'air abattu et perdu de ce type : « moi je ne pourrais pas vivre sans elle, c'est elle qui sait tout, oh si je devais choisir, c'est moi qui m'en irait le premier, elle me survivra, pas l'inverse ». Puis il me raconte ses voyages en Chine où on ne sait jamais bien ce qu'on bouffe, en Australie, ah là oui, y'a des italiens qui cuisinent comme ici, en Nouvelle-Zélande la fois où il a refilé des caisses de bibine aux maoris qui sont alors venus supporter son équipe rigole-t-il, au Canada et aux Etats-Unis, mais jamais, jamais il n'a été aussi bien qu'ici en Italie. Plus encore, même si aujourd'hui c'est un bordel innommable, quand on vient de Rome, m'explique-t-il, voir toutes ces villes sans Histoire, New York, Miami, quand on vient de Rome ! tout vous paraît bien fade. La France ? Passe encore... Il veut dire que c'est la Cité par excellence! L'eau dans les maisons, les aqueducs, 2000 ans et le Christ en supplément, qui d'autres que les romains ? Y'a bien deux trois morceaux de bravoure, du côté grec, chinois ou égyptien, mais Rome... et surtout sa pasta all'amatriciana... Ses yeux roulent de plaisir tandis que sa langue danse sur ses lèvres, « oh Alessio, la prochaine fois, tu reviens à midi, et on te cuisinera ça » ! À la sortie de la supérette où fourbement il règle ma canette de thé citron, nous nous séparons après une bonne heure et demie de bavardages : « Tu as bien fait de t'arrêter à Sedini, quand je t'ai dit bonjour, tu es une bonne personne, je l'ai tout de suite vu, et aujourd'hui, tu viens de te trouver un grand-père, reviens me voir Alessio ! »

Walter, rendez-vous est pris et je ne viendrai pas les mains vides, crois-moi !



42/ Castelsardo devrait s'appeler un truc du genre Kastelsardof tant on entend parler allemand à tous ses coins de rue. La ville est charmante, sa vieille ville surtout en fait, son centre historique est perché en haut d'un mont, au pied de la mer, d'où on peut voir en face la Corse par temps clair. Au contraire de Bosa, les fortifications retiennent la ville (là où à Bosa, seul le château est protégé) et confèrent aux petites ruelles sinueuses un cachet certain. Du reste, la grande rue principale engrange pêle-mêle plusieurs supermarchés de l'artisanat sarde dont je ne donne pas cher de l'authenticité des marchandises (sculptures en liège, tshirts – probablement comme partout ailleurs imprimés en Chine – à l'effigie du drapeau, bijoux en corail rouge, porte-clés, plats dans un genre d'osier tressé qu'on appelle cestini, mets locaux, bref, tout le tremblement que vous trouverez d'une boutique à l'autre, identique). J'y campe une nuit dans le jardin d'une riche propriété inhabitée, et au matin je passe un p'tit coup de fil à Odilia, gérante d'un Bed & Breakfast, attendu au prix de 50 ronds. Je lui explique que je suis un pauvre cycliste en pérégrinations et elle me répond que si je veux, la chambre est prête de suite, à dix heures du matin, et qu'il m'en coûtera 35 euros. Je ne me le laisse pas dire deux fois, et je me repose une dernière journée avant l'ultime étape qui me conduira au ferry de Santa Teresa di Gallura le lendemain.


43/ Trois dangers en Sardaigne :

A) La route. Elle est dans un état très aléatoire mais souvent assez limite de sorte que, aujourd'hui, cheminant sur la route panoramique sur laquelle (comme partout ailleurs quasiment) il n'y a pas d'espace pour rouler sur le bas-côté et que la portion longeant la ligne blanche extérieure – que les automobilistes ne manquent pas de vous rappeler de sucer – est généralement celle dans le pire état possible. Entre raccommodages, miettes et crevasses, il est parfois périlleux de lever le nez quelques secondes afin de profiter du paysage. Ma seule et unique crevaison depuis mon départ (Dieu me préserve) tient à l'un de ces nids de poule, inévitable dans la position et à la vitesse où j'allais. N'est pas Sébastien Loeb qui veut.

B) Les clébards. Je n'aime pas les chiens, c'est un fait établi. Il y a trois jours encore, à la sortie de Sedini, lancé à très vive allure dans une double pente à 10% (comprendre au moins 50km/h), je remarque une forme de clebs sur le bas côté. Pas le temps de me réjouir de son hypothétique trépas, celui-ci, au bruit fou de ma roue libre relève d'un coup la tête et se jette à mon encontre en aboyant toute la rage qu'il a pour les roues libres qui ne sont pas des Chris King ou des White Industries. Non sans blague, de peu, d'un micro et salvateur coup de guidon j'ai évité l'animal mais si je me le prenais dans la roue c'était ma mort assurée (ou il m'aurait achevé avec la dernière dent qu'il lui restait le bougre). Ce n'est qu'un épisode parmi d'autres, desquels je dois relever qu'à plusieurs reprises, des chiens de berger ou gardant des propriétés m'ont couru après les yeux injectés de sang. Franchement ça fait pas rigoler et ça me faisait regretter un bon vieux vélodog parce que j'ai bien cru que j'allais m'faire croquer l'cul.

C) Le régime. Alterner pasta/pizza n'est pas sans dommage. Le ventre qui gonfle, le tour de taille qui augmente, l'Italie a du bon, mais attention aux excès. J'étais venu pour perdre un peu de panse, bin c'est râpé.




44/ Je suis au restaurant à Castelsardo et je m'avale un burger, ma foi pas excellent mais fort copieux (full prot', œuf, bacon, escalope de poulet). Je lève la truffe autour de moi, bon je vous ai dit qu'on était pas loin de Munich, donc il se trouvait c'était que des couples allemands autour, et soudain, comme je mangeais voracement mon dwich' d'une taille prodigieuse, soudain je me suis appesanti sur leurs visages. Je veux dire, un jour auparavant je rencontrais Walter, tout guilleret, et moi-même heureux de parler avec quelqu'un de nouveau, qui aurait des choses à me dire sur lui, et d'autres à me révéler sur moi-même, et Walter me racontait : « tu vois c'est ça qu'apporte le voyage, l'ouverture d'esprit, la disponibilité pour les autres, la maturité et un tas de choses qu'on ne comprendra jamais si on ne fait les choses librement, pour soi ». Et je regardais ces touristes, manger dans un silence religieux mais pesant. Que faisaient-ils ici ? Je veux dire, que faisaient-ils ici, en Sardaigne, et pas à Malibu ou à Granville ? Qu'apprendraient-ils de l'île s'ils l'avaient voulu, et qui auraient-ils rencontré ? Auraient-ils envi d'y revenir une fois ? Pour ses plages, son soleil, sa cuisine ? Ou son peuple, son histoire, et cette douce chaleur qui vous enserre quand vous vous asseyez au milieu de gens qui vous accueillent avec plaisir ? Je ne dis pas qu'il y a un pays à découvrir. Qu'il est comme ci, et que ceux qui s'en feront une autre idée ne l'ont pas approché. Mais je regarde ces visages tristes, tristes à mourir, je vous le promets. Ces corps légèrement empâtés, ces bouilles rondes et satisfaites parce qu'elles ont bien dîné, et je pense aux efforts que ça demande de dépenser. Et combien ils sont infimes en regard de ceux qui consistent à se dépenser. Je regarde les corps qui se déplacent, cette petite nana qui s'achète dans un italien bredouillant son pot de glace, deux boules, que son mec derrière son écran lui rendra sans un regard. Cet autre, un italien cette fois, qui rentre dans sa bagnole, les jambes énormes, le bide dégringolant. David Foster Wallace m'a appris (par sa lecture) à ne pas juger, à arrêter mes jugements envers les autres quand je sentais leurs balbutiements naître en moi, mais je me demande si nous ne sommes pas des victimes de notre sédentarité. Et je me demande quels maux nous emportera ou nous en tirera.

45/ Clap de fin sur Santa Teresa. Je suis rentré à l'hôtel toujours abandonné, Diana de son petit nom, où je m'étais réfugié l'année dernière, en attendant le ferry du lendemain matin pour Bonifacio. Je vous écris ces derniers mots, cette carte postale, depuis la terrasse de devant, d'une chaise de jardin immonde que j'ai nettoyée. Après les pluies du jour, la route pas très agréable étrillée de véhicules hurlants, je vais avoir droit aux moustiques sans aucun doute, peut-être au concert de crapauds du fond de piscine vert de vase. C'est ainsi que se termine ce petit mois en Sardaigne, à sillonner ses routes, retrouver ses êtres et partager un peu plus, avec eux, avec vous. La route se poursuit en Corse pour une petite dizaine de jours, à bientôt.

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