CAMPAGNYOLO #3 Les enfants sages vont au paradis, les autres iront où ils voudront

Alghero, Sardaigne (mai 2022)

25/ Le ferry lourd d'une quinzaine d'heures se balance au large de Porto Torres, à peine visible au loin dans une brume opaque où se mélange la houle agitée. Officiellement ce sont les conditions météorologiques qui nous empêchent d'accoster mais le bruit court parmi les passagers qu'il s'agirait plutôt de faire tourner le bar et le restaurant puisqu'il est midi (et nous ne mettrons finalement pied à terre qu'à 14h). Mes voisins discutent avec un vieux sarde dont le français parfait trahit toute une vie en Corse voisine. Tout allait bien, il se réjouissait des libertés et de l'ouverture des mœurs notamment à l'égard des femmes comparé à ce qu'il avait connu dans sa jeunesse, jusqu'à en venir au sujet des retraites. Lui, fou de travail, ayant commencé à 14 et fini à 65 (et connu chaque île des Caraïbes), se plaignait de la manipulation des syndicats « vivant sur le dos des travailleurs » et leur parlant de la pénibilité de leur boulot, tandis que la véritable pénibilité, c'était selon lui il y a cinquante ans qu'on la rencontrait, les maçons sous le soleil, le travail à la chaîne à l'usine, et puis comment expliquer que tous les vieux d'alors vivaient jusque 90 ou 100 ans ? Tous ?



26/ Je retrouve Porto Torres. Je me souviens de son Lidl, ouvert en ce dimanche. Je me souviens que la ville n'a pas vraiment d'intérêt (outre ses plages, son port) et que c'est toujours le cas. Le ferry a déversé son lot motorisé, foule de motards, quelques vacanciers. La Sardaigne souffre de cette maladie, comme la Corse, d'attirer à elle cette sale engeance de routiers à la petite semaine. Une population inédite et aussi lourdingue que leurs bécanes. Si seulement le premier clampin d'influenceur ayant fait de l'île cette destination prisée à tous ces gus en Harley et consorts n'était né...

De l'autre côté, une dizaine de cyclistes et leur monture équipée pour la distance foulent le béton au milieu de la pétarade. Je distribue quelques brefs conseils à ceux qui viennent ici pour la première fois puis prend la route d'Alghero avant de bifurquer vers Stintino, village à la pointe nord-ouet de l'île, réputée pour ses plages d'or dont je ne profiterai pas car il fait très gris et un vent de dingue soufflant de l'est. Enfin arrivé, après des portions de bitume typiquement italiennes (patchwork de qualité, âge et finitions variables), je mords dans mon panino : ventricina piccante, edam, olives tagliasche et tomates sèches. Ça y est, Italie, je suis revenu. Ton régime qui va me faire gonfler peut reprendre. J'enchaine sur mon classique milkshake mi-choco mi-stracciatella qu'on appelle ici « frappé » et je finis la journée à l'ombre d'un olivier où je ramasse le GSM oublié par Marcel Relave. J'attends un bon bout de temps avant que sa femme ne m'appelle paniquée mais positivement surprise de tomber sur un français (je sens à sa voix le soulagement de ne pas s'embarquer dans de vaillantes négociations avec son anglais ou son italien). Je les rejoins devant leur restaurant et accepte cette réception de sauveur qu'on me fait. Marcel est si ému de retrouver son enfant qu'il me somme d'accepter un billet de dix qui me servira à régler la pizza du soir. Après un quart de vino rossa della casa au fond de gosier, je m'enfuis à la bordure du village et constate le passage de mes pires ennemis : les sangliers. La terre ne ment pas, les dégâts sont là et jardins et alentours sont sens dessus-dessous. Je monte dans un petit hôtel trois étoiles abandonné, demande une chambre à la réception et me conduit jusqu'à la seule habitable et ouverte, et fais mon lit sur ce sommier nu comme on se couche. La nuit est paisible et le départ le lendemain matin sous un ciel bleu javélisé et un soleil chaut augurent qu'il faudra rapidement faire tomber la veste.

Je roule charmé par la forme et la couleur des paysages sardes, heureux d'être revenu au pays.



27/ Les usagers de la route roulent. Le cycliste déroule (et dérouille aussi) parce que chaque mètre de dénivelé, chaque bosse, chaque épingle à cheveu est un combat incertain. Je pense à cela d'Alghero à Bosa, sur la superbe mais pas moins difficile route qui longe la côte et vous fera passer de la province de Sassari à celle d'Oristano. Quittant Alghero où une adorable mamie m'offre une bouteille d'eau pour la route, je m'inflige la première difficulté de l'île : 45 bornes avec d'un côté la montagne et de l'autre la mer. J'ai eu raison de partir tôt, malgré moi, après une nuit sans sommeil à cause de ces connards de moustique qui ne m'ont pas laissé une demi-heure de répit. La route est presque déserte, à l'abri d'un soleil doux et d'une température fraiche (16 degrés, l'été ce doit être un avant-goût de la route qui mène aux enfers). Après un petit moment de doute où je mets pied à terre et pousse ma mule je remonte en selle et m'engouffre dans quelques bornes de descente jusque ma ville préférée de l'île, Bosa.

28/ Sur le bord de mer d'Alghero (au sujet de laquelle je réitère mes propos que vous auriez pu lire lors de mes aventures de l'année dernière, ville touristique avec un brin de charme mais pas de quoi y prendre racine) un cycliste en voyage m'alpague. Nat a 38 ans, vient de Slovénie, et est bien content d'enfin rencontrer quelqu'un à qui parler après un mois de tribulations à travers le nord de l'Italie (où il était surpris de voir autant de noirs, je lui demande si ça fait quelque chose, il me dit non non bien sûr mais qu'il était surpris par rapport à son pays tout proche, je lui réponds juste que là où il y a du travail il y a des gens qui en cherchent) et la Corse (qu'il a trouvé horriblement chère). Il bosse dans les applications mobiles mais a obtenu un congés sans solde jusque septembre et escompte mettre pied plus loin que Madère après un périple qui me semble à moi un peu décousu. Au fur et à mesure de la conversation, entre deux pétards qu'il se fume, il m'avoue avoir perdu 75 000 boules qu'il avait placées dans la crypto et avoir été assis sur virtuellement au moins un million, qu'il s'est depuis rangé des paris, a acheté un terrain en Croatie avant qu'elle n'entre dans l'UE, de sorte que son terrain a déjà prit de la valeur et qu'il attende l'implantation d'infrastructures touristiques dans son coin pour qu'il prenne encore plus. Alors lorsqu'il m'explique tout ça, qu'il se dit sans nationalité et citoyen du monde, je le regarde avec de petits yeux ronds. Pour changer de sujet je lui demande s'il a eu des mésaventures et Nat me parle alors de son bras gauche qui s'endort. Je le regarde avec étonnement et lui me raconte qu'il faisait énormément de kayak plus jeune et qu'il s'est sans doute pété quelque chose dans la câblerie puisque son bras gauche est tout bizarre depuis. Est-ce qu'il a été voir un docteur pour ça ? Triple non, il a juste changé de sport, passant du kayak au vélo ! Il rit et me dit plus sérieusement qu'il doit quand même s'arrêter toutes les quinzaines minutes dans les descentes parce que sa main ne veut plus rien savoir. Puis Nat enchaine sur ses attaques de renard en Corse, en pleine nuit, une bête vient lui attaquer sa tente (première fois que j'entends ça, lui pense que c'est parce qu'il était proche d'un terrier), puis ses rencontres avec un meeting de sangliers qui convergeaient vers sa tente, en plein milieu d'une plage au nord de Castelsardo, en Sardaigne. Je comprends rapidement qu'il ne dirait pas non à ce qu'on campe et dîne ensemble ce soir mais j'ai d'autres plans (une nuit sans sommeil supplément moustique) et lui souhaite bonne route sur ces bons mots.



29/ Etape forcée, naturelle même, après cette grimpette difficile, car j'arrive à Bosa, ville de cœur (parmi mes deux favorites de l'année dernière, avec Carloforte). Peu de choses ont changé. Un ancien bâtiment municipal où je songeais dormir a été réduit en poussières, les prix ont augmenté dans les restaurants et les touristes sont encore plus nombreux. Je pense que c'est globalement la tendance sur l'île. Je ne dis pas que Bosa était un secret bien gardé, mais, tout comme les habitants, je déplore que sa seule voie de survie soit celle des cars chargés de touristes, en arrêt entre Alghero et Tharos. Je discute tour ç tour avec Giovanna, jeune retraitée qui joint les deu bouts en vendant des petits morceaux de « filet » (broderie) qu'elle coud avec des motifs traditionnels de la ville et qui me présente un tableau peu encourageant pour les locaux et ses enfants (l'un est pizzaïolo et l'autre sans emploi malgré son diplôme de contrôleur de qualité dans le domaine viticole, tous deux célib et sans môme dans la petite ville d'à côté, Macomer), puis avec Dario, milieu de sa trentaine, serveur et co-gestionnaire d'un local/cercle associatif d'extrême-gauche du coin (ils se comptent sur les doigts d'une main sur l'île), le constat est le même : services publics en berne, odyssées pour rejoindre une autre ville que la première venue, aucune autre perspective que les jobs saisonniers affiliés au tourisme pour la plupart des jeunes (si ce n'est l'agriculture, mais combien sont-ils à dénier accepter de vivre de presque rien au milieu de la paille après un travail harassant ?), et politiques et vie culturelle quasi inexistantes. Le sentiment d'abandon est sérieux, et d'autant plus profond que l'île malgré son statut d'autonomie, en a sérieusement après lo stato qui le tient sous sa coupe pour l'import/export de produits (dépendante du continent pour ses achats de produits transformés, elle envoie vin, viande et est aussi le fournisseur majeur du pays en matière de lait de brebis et pecorino) ou sa politique culturelle unitaire a quasiment écrasé les traditions locales ou la transmission de la langue et du patrimoine sardes.

Et Giorgia Meloni dans tout ça ? Dario rit jaune et remercie le ciel que le capitalisme, ses lobbys et l'UE la cadrent et l'empêchent de pratiquer un programme inspiré des plus sombres heures du pays. Et la désillusion politique/démocratique (crise que nous vivons tout autant) a laissé la voie libre au prédateur embusqué qui se régalait des scandales successifs de droite (Berlusconi s'il fallait le nommer) et des compromissions ou échecs de la gauche (Renzi, Gentiloni) ou de la casse des acquis sociaux et du secteur public par un certain Draghi, fidèle soutien d'un certain Micron, tiens tiens tiens, un scénario connu... Je me rappelle de ce palermitain, en novembre, qui m'avouait tout de go et fièrement avoir voté Meloni. Il n'avait pas l'air d'un chien en rage, ni d'un bouffon du village, mais son discours tenait en une phrase sur un air qu'on connait « il faut rendre l'Italie aux italiens ». Double dépossession que celle de leur île par le pays et le pays par des puissances monétaires qui prennent à la gorge l'économie, les plus fragiles sont ceux avec qui l'extrême-droite fait son beurre, n'incarnant plus une alternative mais une solution.

Pour autant, Bosa suit son chemin. Chaque petite bicoque du dédale de rues qui conduit au château se vend à prix d'or pour les étrangers, car les vieux ne peuvent plus y monter et que les jeunes n'ont généralement pas les moyens de les retaper ou de trouver un travail à l'année dans le coin. Alors je profite de la ville comme je peux, comme je le fais toujours, en me laissant un peu porter. Je loue une chambre pour une nuit (premier prix, 42€) et rattrape mon retard hygiénique en m'octroyant deux douches en moins de douze heures. Je lis sous un palmier, traque les chats sauvages (autre souci du bourg) afin d'étancher ma soif de caresses sur leurs poils hirsutes et Bosa reste magnifique, ses ruelles sont un régal pour les yeux, sans cesse renouvelé, mais pour combien de temps encore ?



30/ À la sortie de Bosa la route monte comme une forcenée. Malgré le p'tit déj, mes jambes tournent au ralenti, après une ou deux difficultés, je n'ai plus de jus, plus de moral, en danseuse mes guiboles flageolent, je me sens mal, j'explose et m'insulte, pose pied à terre et pousse. Il n'y a que ça à faire de toutes façons. Qu'importe les kilomètres à parcourir, l'importer c'est encore d'arriver non ? Je remonte en selle, passe Magomadas, autre fief du Malvasia (vin blanc très sucré qui se prend au dessert pour accompagner un dolce), puis Tres Nuraghes, et là, en contrebas, une merveille. Je cherche des yeux la route qui y descend, passe sous le nez de deux carabiniers en faction et arrive devant un stade abandonné entièrement recouvert de fleurs sauvages. La scène est somptueuse, a un goût de surréel. On entendrait presque encore l'écho des grands matchs passés de cette petite équipe de province derrière le bourdonnement heureux des abeilles qui se régalent au milieu de ce festin coloré où se balancent les hautes herbes sous les coups de rein du vent. Le soleil est haut. C'est un expédition pour s'y rendre en short, mais une fois sur le terrain, je suis certain d'être dans un endroit magique, poétique, un énième exemple de tout ce que l'abandon en série qui se perpétue sur l'île veut dire, de nos vies, de notre société, de notre monde. Le football qui n'est plus, ici me parle. La nature a repris le dessus. Y a-t-il encore des jeunes dans ce coin pour jouer à la balle, incarner le Maldini ou le Pirlo d'un soir, si ces noms veulent encore dire quelque chose ? Des cyclistes en terrasse me saluent « amici! » et la route monte et descend, remonte et redescend. Nous passons Cuglieri et l'église à son sommet. Je me demande si les femmes des motards qui me dépassent sur leurs bécanes ont aussi le droit de les conduire. Et puis le relief s'amenuise, enfin, j'entre dans la plaine d'Oristano, ville et province qui m'ont laissé un goût de « n'y r'viens pas d'si tôt p'tit gars » par l'antipathie de ses habitants, mais passage obligatoire sur la route de Guspini. L'orage tonne, comme depuis deux jours, j'espère que je n'aurai pas à trouver un toit pour ce soir. Remarque, ce ne sont pas les baraques en friche qui manquent en Sardaigne, mais ce n'est pas toujours rassurant de squatter ces lieux. Avant Oristano, il y a cette pointe avec une tour que je crois génoise (comme en Corse) sur la côte qui s'appelle Torre del pozzo, où parmi des habitations aux volets unanimement clos, quelques baraques dans un style à la grecque (blanches et détails bleus, avec des créneaux arrondis sur les parapets) viennent vous transporter deux mers plus loin. C'est joli la Grèce. Va falloir que j'y retourne, pour ce travail sur les îles, même si ça me rappelle malheureusement ma mère. Mais avec ça je pourrais y faire un bon travail.

31/ Réfugié sur le pas de porte d'une boutique vidée, Papa, jeune italien d'origine sénégalaise vendeur à la sauvette affrontant la pluie m'avise. Il est admiratif et impressionné de tout le chemin que j'ai fait tandis que moi je suis estomaqué de l'énergie qu'il dégage pour vendre ses paires de chaussettes et de son aisance avec autrui assez folle. Il étudie le commerce et l'économie ici à Oristano, connait vraisemblablement toute la ville et m'offre deux petits bracelets brésiliens pour ma route. Ce genre de rencontre furtive redonne grave le sourire.



32/ Nuit de merde dans cette ville de merde.

Il a plu jusqu'au début de soirée de sorte que j'étais réticent à déplier la tente dans un carré d'herbe, craignant que ça ne flotte à nouveau ou que pour une raison farfelue elle ne sèche pas sous les vingt degrés du lendemain. Alors sur le vélo, je fouine, je fais des tours et je chine. D'abord une construction abandonnée, tapissée de foin au sol. J'ai peur que des rats ou d'autres bêtes y aient fait leur trou. Je passe un immense parasol – un château d'eau – et trouve un portail ouvert sur une maison en vente, apparemment vide de ce que j'en vois des fenêtres. L'autre côté (la maison est bizarrement divisée en deux) semble occupé puisqu'en plein diner, deux énormes molossent viennent m'aboyer dessus. Je ne me le fais pas dire deux fois et me réfugie sous l'auvent du fronton de la villa qui laisse assez de place pour installer mon campement au sec. En face, autre ambiance : un camion ambulant sert sa bouffe sur fond de rock (Hendrix, Nirvana, jusqu'ici tout va bien) puis s'enfonce dans une playlist exclusive des Offspring de 21h à 1h30 du matin, heure à laquelle je me rends compte de deux choses :

  1. il se peut que les Offspring n'aient jamais joué et enregistré qu'un seul et même titre tant chacun me semblait identique au précédent (dans un autre montre, il se peut que la playlist ne comprenait que trois titres et tournait en boucle ad nauseam, me filant une preuve s'il en fallait que je n'étais plus un ado, lassé au bout de cinq minutes de cette eau tiède californienne qu'on voudrait nommer punk mais que le respect pour ses éminents représentants et la décence empêchent)

  2. le portail donnant sur la rue avait été refermé ! Cadenas et chaîne scellaient maintenant mon destin de dormeur clandestin. Une lumière émanait de derrière (sous doute des fenêtres ou de la véranda des voisins m'ayant bouclés) et j'imaginais très succinctement trois solutions s'offrant à moi :

    A/ ou bien j'vais maintenant, nuit noire, me présenter comme un enfant de choeur et demande ma libération, mais obscurité + dérangement tardif + facteur chien agressif compte triple face aux inconnus la nuit tous les gens sont gris = mauvaise réception de mon histoire de gitan hautement probable

    B/ j'attends le matin, mais imagine je les réveille parce que je veux décamper. C'est un coup à c'qu'ils appellent le panier à salade pour ma pomme

    C/ ou bien je fais littéralement le mur qui s'élève à plus de deux mètres (moitié grille pointue sur laquelle on plantait des têtes à un certain temps) et je me demande comment je vais bien pouvoir transbahuter mon bardas par-delà sans qu'une voiture s'arrête ou que les gars de la friterie d'en face ne se demandent ce que signifie ce cirque ou s'ils ont pas ingurgité un burger avarié

Je pense que vous me connaissez, couard, en sainte horreur des clébards, pas fan des explications sur l'oreiller, j'allège mon biclou au maximum, fais passer une par une mes sacoches précautionneusement et vient le tour du biclou, à cheval sur la grille, l'enfant s'élève vers son père, et je le fais passer à bout de bras de l'autre côté, UHUUUUU et c'est trop pour moi, dans ma position d'équilibrisse roubignoles en brochette, je le repose un peu trop brutalement et patatras, il s'écroule au sol. Je suis transi sur mon pic, pas un sourcil de levé en face ou une voiture qui dérape face à mon crime. Je franchis la barrière du zoo en un saut agile puis repars. Je m'installe quelques minutes plus tard dans une maison en construction, à quelques rues de là. Mauvais plan assuré, des outils de partout, du ciment frais, ça veut dire qu'ils vont revenir tôt les olibrius, pourtant je persiste et me renfonce dans mon sac à plumes jusqu'à ce que les moustiques me recassent les couilles. C'en est trop ! Je vais me trouver un hall ou une laverie (je rêve!), alors j'erre en ville, avec mon bordel prêt à être redéplié, interrogeant naïvement quelques portes d'immeuble, sans succès, jusqu'à un garage souterrain, plus accueillant. Je pense avoir trouvé le graal ! Une Fiat 500 ! l'ancien modèle ! Et ouverte mes p'tits amis !!! La vérité ! Je m'y engouffre, laisse le biclou contre le coffre, replis les jambes et tente le rompiche. Est-ce que ça y est ? Faute d'avoir été pris en stop l'année dernière par ces sublimes petites perles, j'vais pouvoir y dodo une paire d'heures ?

Eh bien non.

Difficile à croire mais j'étais au cœur d'un phénomène purement surnaturel. Je rentre dans le bolide, ferme un œil et là... bzzzzzzzz ? Je tue l'opportun d'un revers que j'imagine celui de Federer. Deux minutes s'écoulent... bzzzzzzzz... Tel le Predator, je désintègre la cible. BZZZZZZ. OKAY, SEEK AND DESTROY. Vingt secondes plus tard, BZBZBBZBZBZBZZZ, MAIS C'EST QUOI CE CIRQUE BORDEL ! T'ES INVINCIBLE OU J'DOIS NIQUER TOUTE TA FAMILLE ? Je génocide tant que je peux, au moins une grosse dizaine d'opposants à mon régime du sommeil mais rien n'y fait, tel Schwarzy, ils sont toujours back. Je vérifie la bagnole, pas une ouverture, pas un cimetière amérindien dessous. Il est 4h30, je perds la boule, je prends mes cliques et mes cloques et je me pose dans un hall chauffé où j'attendrai le jour en regardant une petite chatte craintive me faire la cour, et voilà, maintenant les caffeteria sont ouvertes et je suis là, sans sommeil, avec mes histoires nulles et mes piqures de moustiques à vouloir un banc au soleil et partir de cette ville.



33/ À Oristano, j'ai cette impression persistante de me faire enfler. 10 euros l'assiette de cinq raviolis (certes très bons, mais à la cantina de monsieur tout-le-monde), 5 balles le frappé (ailleurs, 3,50, 4 si on ose me regarder dans les yeux) et 20 balles le réglage de dérailleur (opération de 10 minutes max, suite à la chute nocturne...). Il est temps de mettre les voiles.



34/ La route qui descend d'Oristano n'est ni belle ni enviable. Elle vous ferait regretter les dénivelés et les grosses gouttes de sueur qui vous coulent des joues comme des larmes. Des poids lourds à toute berzingue la font trembler, et le vent de la mer vous souffle dessus, comme ça, juste pour vous faire chier. Des plaines qui font suite à Santa Giusta et son lago où vit une petite tribu de flamands roses (dont je remarque que seules les ailes sont belles en fait, parce qu'en plus ce piaf n'a même pas un cri à lui, on dirait juste une oie malade – ce qui est peut-être la définition d'un flamand rose maintenant que j'y pense), on arrive à Arborea, qui est le nom d'une banque, d'une coopérative agricole et également d'une marque de produits laitiers. Et c'est un fait que tous ses environs puent le lisier ou la bouse, que les fermes qui bordent la ferme contiennent tous des bestiaux et leurs machineries à récolter le précieux liquide plaçant la Sardaigne sur cet aspect de la production et transformation alimentaire en bonne place. Cette odeur se transforme tandis qu'on franchit Terralba, au bar où je me rafraichis d'un coca, le serveur me dit « tu peux pas t'gourer c'est toujours tout droit » et en effet, une longue tige descend la carte jusqu'au pied de nouvelles montagnes, l'ancienne cité minière de Guspini. À l'odeur de merde, se substitue celle d'animal crevé qui apparaît réincarné dans une entité et un état différent à quelques kilomètres d'intervalle. La chaleur est assommante, je roule comme un idiot aux pires heures du jour, mais je le fais pour ne pas arriver trop tard, enfin, j'espère qu'il n'est pas déjà trop tard, et qu'à Guspini, je retrouverai le vieux Bruno pour lui offrir son portrait.

35/ Si je voulais faire un peu d'humour, je dirais que les mecs qui ont posé les panneaux des routes de Sardaigne n'ont pas été recruté sur leurs dons ou résultats en mathématiques. En effet, il n'est (vraiment) pas rare de voir des panneaux contredire les précédents et pendant que vous pensiez progresser dans la bonne direction, vous rajouter 5 à 7 kilomètres sur ce qui était jusqu'alors annoncé.



36/ La moitié des hommes sardes débroussaillent leur terrain. L'autre attend sans doute que les premiers ont fini pour leur emprunter leurs outils.



37/ Les blés sont déjà moissonnés dans la plupart des champs. Je me demande s'il est possible de faire deux récoltes en une année.



38/ Bruno m'assure qu'il n'y a que les westerns qui le tiennent éveillé, John Wayne, Dean Martin, cite-t-il avec véhémence, tandis que les deux télés (salon et cuisine) diffusent le même programme d'actualité où différentes personnalités politiques s'interrogent de l'avenir de l'Italie avec un très léger décalage et que le poste radio crache son émission incompréhensible dans le brouhaha qui se propage dans la maison. Un an de plus, mais Bruno n'a pas changé d'un iota. Son air fermé et grave de premier abord cache un petit plaisantin. Quand il appelle son aide à domicile pour lui demander de préparer le lit, il soutient mordicus qu'il a une jeune fille à ses côtés pour la faire marcher. À propos de son régime, il ne jure que par les gnochetti qu'il fait baigner dans une sauce à la carne, et quand il me voit débarquer avec ma salade me lance : « chi mangia herba, deviene una bestia » ! Un an de plus, et il me dit : « que tu reviennes l'année prochaine ou dans cinquante ans, moi, je serai toujours là » ! J'avais peur de voir sa trogne sur les murs de Guspini, ces panneaux où se quadrillent les avis de décès locaux, mais le bougre avance toujours, sans canne, con calma. Son vin rouge est gardé dans de grandes bouteilles d'eau en plastique qu'il stocke au frigo et il vous en sert volontiers quand bien même lui ne dîne plus depuis un bail et se contente des deux premiers repas du jour. Il m'assure qu'il lui arrivait d'engloutir son litre de vin par repas avant sa retraite. Sa femme est morte il y a dix ans, et depuis l'adorable Patrizia passe chaque jour pour s'assurer que tout va bien pour lui. Leur fils unique et adoptif est en prison depuis un bail pour pédophilie. Toutes ses voitures roulent (il en possède au moins 5 dont une adorable petite Fiat 500 qu'il sort chaque dimanche pour se rendre à Cagliari déjeuner avec ses deux sœurs cadettes). Ah si, cette année ses tortues se sont reproduites et ont doublé leur effectif, passant de 12 à au moins une vingtaine. Il avait trouvé la première sur la route d'Olbia, car en ce temps, Bruno sillonnait toute l'île pour y poser des antennes relais. Bruno n'a quitté la Sardaigne qu'une seule fois, pour vivre cinq mois à Milan, ce qui ne lui a pas plu du tout, mais depuis il connait l'île comme sa poche (ce qui n'est pas le cas des sardes qui n'ont jamais quitté l'île ou alors dans le cas extrême du service militaire à l'époque – pour certains la Corse voisine semble un lointain et inaccessible rêve). Lorsque je lui remets sa photo, il la regarde un long moment avant de me dire « je suis vieux », je lui réponds que oui, certes, mais vieux d'un an de moins car cela fait exactement un an et un jour que j'étais venu prendre ce portrait. Il renchérit en me disant qu'il aime sa pose, assez naturelle ; de manière générale, Bruno n'est pas un instant perturbé lorsque je porte l'appareil à mes yeux pour lui. À la station service où il m'emmène pour remplir le réservoir de la Fiat après quelques petites courses dans le centre de Guspini, je lui montre sur la carte de l'Europe le chemin que j'ai fait pour arriver à lui et le pompiste a mis un certain temps à accepter que ce soit à vélo. Les colonnes de basalte du fond de son jardin – formation minérale unique au monde, « plus vieilles que moi, aussi vieilles que la Sardaigne » – ont après plusieurs milliers d'années commencé leur lent travail d'effondrement. Un de ses amis avec qui il ne parle qu'en sarde est occupé à cramer les herbes qu'il a fauché dans le jardin, Bruno, comme beaucoup de l'ancienne génération, se rendent services sur services, même à son âge, il part quasi quotidiennement en vadrouille « en campania » pour aider à quelques travaux mais une tendinite derrière la cuisse le force à lever le pied cependant. Lorsque je le quitte, il me laisse son numéro pour lui donner quelques nouvelles un jour ou l'autre et me redis : « Alessio, un an, cinquante ans, je serai encore là » l'air goguenard.

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