VIE, MORT ET ENSEIGNEMENTS D'UNE SAISON EN ENFER

INTRODUCTION

Il existe une poignée de raisons seulement qui pourraient justifier votre intérêt quant à un séjour dans une des antres hivernales du luxe à la française. On appelle volontiers le petit village de Megève, sis en Haute-Savoie à quelques lieues du fameux (mais disputé) Mont-Blanc, un écrin de charme, authentique, typique et quelque part, c'est un des joyaux de la couronne de nos destinations prisées du monde entier, auxquelles on peut ajouter pêle-mêle dans le même goût St Tropez, dans un autre l’ile de Ré, le Mont Saint-Michel, ou à une différente échelle Paris. Mais ces raisons de s'arrêter à Megève, quelles peuvent-elles être ? Vous avez tellement d'oseil que la petite station de ski belge de Baraque de Fraiture ne vous suffise plus ? Vous préparez le cambriolage de plusieurs résidences luxueuses ? Un moment d'égarement parce que vous avez cassé votre PEL pour emmener votre petite famille dans ses délires bourgeois et nouveaux riches pour une nuit à l'hôtel au prix de votre salaire mensuel ? Un troupeau de vaches à garder ? Toucher un large héritage peut-être ? Une invitation à bringuer dans le modeste chalet d'ami d'ami estimé à un million et demi ? Ou comme moi, l'appât du gain, l'aveuglement né de la gourmandise, de cette idée bidon que vous vous êtes fabriquée pour expliquer le choix de cette destination pour le travailleur saisonnier que je suis, celle que vous alliez prendre le fric là où il était, directement, chez les riches, en écartant d'un revers de main votre exploitation et votre coup de main à la perpétuation du mode de vie opulent de ceux-ci ?

Je ne donnais pas cher de Megève. Pourtant, faute de m'y tuer au labeur, j'y ai peut-être vendu ma peau.



UN PEU D'HISTOIRE

Les contes et fables de Megève commencent en un mot : Rothschild.

De village endormi où l'ivrogne du coin est tout à la fois maire et pécore, la pratique amateur du ski s'y développe confidentiellement au début du siècle passé. C'est seulement après la première grande guerre, que la baronne Noémie de Rothschild - lasse de ses œuvres de charité mais surtout écoeurée de partager ses convalescences et moments de loisirs à Saint-Moritz (Suisse) en compagnie des riches mais pas moins ennemis passés de la République - décide sur les conseils avisés de son moniteur d'acheter pour trois fois rien un gros lopin de terre appelé le Mont d'Arbois. Elle y construit sur un cimetière amérindien un large hôtel ainsi que son chalet privé, dernier chic sous leur habit savoyard. C'est sous le parrainage du roi de Belgique qu'est inauguré cette première pierre du jet à venir pour la bourgade paysanne qui voit sur les alpages remontés par le bétail aux beaux jours, des nantis aux couleurs chamarrées gesticulant d'un coup de hanche deci deça, descendre ces mêmes pentes sur deux bouts de bois. De 1920 à 1930, le nombre d'hôtels pour aristocrates passe de 5 à 25 et le village connait son premier essor démographique passant de 1500 à presque 2500 habitants. Pourtant ce n'est pas l'instauration des deux semaines de congés payés aux honnêtes travailleurs en 1936 qui condamnera Megève à faire tourner la planche à billets. Il faut attendre l'aube des années soixante pour qu'elle connaisse un succès de plus grande envergure avec l'avénement d'un tourisme « luxe » mondialisé. Eh oui, après les prouesses réalisées pour la seconde guerre, les avions sont plus gros, vous portent plus loin, la culture et le charme français s'exportent. Les réseaux de communication et de transports sont plus sûrs et mieux développés. La petite gare de Sallanches vous dépose au pied de Chamonix ou Megève, et les stars de cinéma, chefs d'entreprises, rentiers et banquiers de tout poil s'y retrouvent dans un Mont d'Arbois remis au goût du jour par le rejeton Edmond de Rothschild, qui voit clair dans le potentiel du patelin acheté par madame mère. À la fin des années 60, la commune contient plus de 5000 habitants, son pic ! Ses tanneries ferment, ses paysans se retirent, l'immobilier flambe et le commerce prospère. La tendance se poursuit dans la station alpine de luxe, tandis que la concurrence se multiplie (Avoriaz, Méribel, Val-d'Isère, de notre côté de la frontière), mais le dernier tournant vient avec les années 90-2000. La rénovation en grandes pompes de Courchevel, ses jeux olympiques d'hiver en 92, et son attractivité la catapultent au rang de « the place to be a nouveau riche ». La mondialisation du tourisme force les stations à capitaliser sur leur image de marque, leur domaine et leurs spécificités. Ainsi, d'un côté du massif alpin on porte au sommet le sport de haut-niveau et les meilleures pistes du monde, et de l'autre, on vante l'excellence héritée d'une implantation hôtelière historique et du « savoir faire et vivre à la française ». De la trentaine d'établissements implantés à Megève, un tiers s'est dédié aux cinq étoiles de l'expérience inoubliable et du service irréprochable. La population mégevanne s'est lentement retirée, année après année, au profit de résidences secondaires qui occupent aujourd'hui 80% du parc immobilier du village haut-savoyard. Son église jouxte une large échoppe Hermès et sa mairie un magasin Dior. Le charme d'antan s'efface derrière les travaux de rénovation ou de construction qui étendent toujours plus le village, qui en quelques années, et particulièrement depuis le Covid, est passé de vie à trépas.



LA MONTAGNE ÇA VOUS GAGNE ?

Oh quelle chance avais-je tout de même d'atterrir au pied du Mont-Blanc, un hiver, avec à main droite, Arbois, Côte 2000 ou Rochebrune, et de l'autre, le Jaillet solitaire, autant de pistes aux couleurs variées qui me promettaient de mémorables gadins. Et la montagne, par-delà le ski, Dieu ! c'est le bon air qu'on vous offre en prime ! La cure de vitamine D, les lèvres gercées et le genou qui couine à cause de l'humidité !

Autant vous le dire d'emblée, pour moi, il n'était pas question de remettre un pied dans une bottine plastique puante, pas plus que sur un de ces engins de glisse démoniaque qu'on assimile trop souvent à la pratique du skateboard et qui n'en partage pas grand chose au final (allez trouver des snowboarders en jean troué, ceinture à clou, se roulant dans des galettes de toxico pour avoir tenté de sauter une paire de marches). Non, mon dernier souvenir remonte à Bagnères-de-Luchon, les Pyrénées, première descente de la saison direction le bas des pistes et son hôpital pour un poignet cassé, c'est dire si j'ai longtemps gardé loin de moi la poudreuse. Ici, nous sommes entre gens sérieux. À 31 ans, nous sommes encore moins invincibles qu'il y a dix ans. Ce qu'on a perdu en fougue, on l'a gagné en raisonnabilité, et ce vœu de papa qui vous répétait qu' « un jour toi zossi tu seras un homme mon fils », eh bien il prend tout son sens quand vous débarquez ici vêtu du costume du travailleur prêt à se faire exploiter pendant plusieurs mois pour des fins qui le dépassent, empochant pour maigre consolation de son labeur et train de vie aussi assommant que routinier un chèque, oh, pas famélique, mais bien loin des montants en jeu dans la dite-station. Eh bien, en bonhomme responsable, soucieux de ne point faire défaut à mon employeur (auquel un pacte de sang me lie désormais) parce que j'aurais glissé dans la neige en voulant descendre précocement de mon tire-fesse (on pense toujours que chuter dans la neige – ski – ou dans la mer – surf – est indolore, mais confrontez-vous aux éléments un peu pour voir), j'ai d'emblée écarté de mon esprit toute éventualité de skier, idée largement soutenue par des tarifs plus ou moins prohibitifs perpétués dans la station (55€ la journée pour le forfait des remontées mécaniques – plus de 1000 ronds la saison d'hiver complète – et au moins autant pour la location de matos). C'est donc d'en bas, POV des pauvres hères et des estropiés que j'ai regardé passer les cabines du téléphérique en pensant à cette skieuse suisse qui m'avait un jour pris en stop et raconté sa pratique à elle, un genre de ski de randonnée nordique, en milieu naturel, sans autre assistance que ses bâtons et qui disait savourer chaque instant des descentes qui bouclaient la fin de ses longues heures de cheminement à grimper cahin-caha la montagne. C'est aussi d'en bas, même pas à la terrasse d'un chalet-restaurant où le chocolat chaud s'échange entre 8 et 12 balles, que j'ai regardé ces machines emmener au sommet encore et encore, jusqu'à la nausée, couples joviaux en goguette, moniteurs de l'ESF à l'engouement feint et familles excitées de s'illustrer sur les pistes. Et je pensais alors aux tonnes d'électricité dépensées pour cette formidable entreprise. Je veux dire, quand j'y pense, c'est comme si un hélico me lâchait et me ramenait au large pour que je puisse surfer tranquille sans m'être tapé une dizaine de vagues en plein museau avant. Mais permettez, je crois que ça fait parti du truc en fait, et que la beauté du sport, c'est d'en chier un max avant de prendre une once de plaisir et de sensations qu'on ne retrouve nul part ailleurs. Bref, on est en mars, ça fait plus d'un mois qu'il n'est rien tombé, pas un gramme de neige, rien, et que le soleil tape ses dix bons degrés, mais je vois toujours des gus crâner sur leurs planches, alors je demande à un vieux que je connais et qui m'est sympathique, bossant à la station pour arrondir ses fins de mois, et il me dit sans détours, « oh bah ils ont fait cracher les canons à neige autant qu'ils pouvaient, mais n'empêche que plein de pistes sont fermées ». Ah, comment ne pas s'attendrir devant ce véritable gouffre écologique dédié uniquement au loisir des moins modestes ?

Et puis, merde, il me reste mes godasses, que je peux trainer où que ça me chante, pour ça pas besoin de massacrer la planète, alors j'vais randonner, ouais, tout seul, comme un gland, et là, sans bagnole, c'est depuis Megève, encore une désillusion. Oh tu peux bien suivre une départementale sortant du bled pendant quelques kilomètres jusqu'à arriver à un petit sentier, tu peux. Mais tu peux aussi te balader, bon, en ville dirons-nous dans un premier temps, puis trouver un flanc de colline pas trop raide dans le fond d'un jardin et commencer à couper à travers champs, et là c'est vrai, tu finis au bout d'une petite heure par trouver un peu de verdure, et ça fait plaisir. Et à ce moment tu remarques un truc, tu renifles, et tu sens que tu respires enfin ! Le voilà le bon air de la montagne ! Pas un gus emmitouflé dans sa combi Moncler à des kilomètres à la ronde, juste des pins dégarnis, des bouses de vache séchées et un ruisseau qui roucoule entre les pierres, ami, goûte le salaire de tes efforts. Parce qu'en bas, dans la vallée, la musique est toute autre, et quand je te parle d'air mon gaillard, c'est pour te signaler que je me réveille tous les matins la gorge aussi irritée qu'après une journée de vagabondage à Paris, ouais ouais, t'as bien entendu, ici en plein milieu de la Haute-Savoie ! Avec ses axes uniques, son transit incessant de gros 4x4 Mercedes classe G, ses attractions et la forme de cuvette où est posé Megève, bingo, l'air y est aussi infâme que dans nos grandes villes. Vous parlez d'un programme pour commencer.



LE GARDIEN DU TEMPLE

Mais ne dit-on pas : « le travail c'est la santé » ? Alors à la mine pardi.

Aussi, je suis arrivé candide à Megève, n'ayant d'yeux que pour les promesses faites par mon employeur (2000€ nets mensuel, un appartement seul et loin des tumultueuses aventures du loft story des saisonniers) et en bonus, une enviable ligne de CV à la fin de l'aventure. C'est peut-être la dernière fois que vous me voyez carriériste.

De Megève, je ne savais rien. Mes entretiens se partageaient entre Courchevel et ici, histoire de goûter à l'expérience du luxe. Dans mon for intérieur, je pensais pouvoir tirer quelques enseignements de cette plongée au cœur d'un milieu privilégié, en relater les excès ou le documenter ; en vérité, je m'excusais de ce choix délirant.

J'ai choisi le travail saisonnier afin de pouvoir poursuivre un rythme de vie de loser. Incapable de me donner mes chances dans le métier de photographe, je l'ai placé au second plan de mes préoccupations dès que l'argent venait à manquer. Le saisonnier profite des périodes touristiques pour remplir sa caisse, me disais-je, et déguste la basse saison ailleurs, à la rencontre de l'autochtone sur les chemins de traverse. Aujourd'hui, l'impression me pèse de ne courir qu'après cet argent qui ne me permettra que trop rarement de m'acheter le temps si longuement désiré. C'est un jeu d'équilibre où une période de l'année vous maudissez le froid matinal, la pluie qui a trempé vos os et le soleil qui vous brûle la peau ; et de l'autre, vous êtes vissé le cul sur votre chaise, au milieu des nantis, à rêver des lacs autour desquels vous avez campé, des rencontres fabuleuses que vous avez faites tout en réalisant des tâches administratives dont l'abrutissement défie l'imagination. Alors je suis ici. Confortablement installé, ne me demandant pas si demain je vais pouvoir prendre une douche ou un bain chaud, si je vais pouvoir recharger mon GSM ou le Macbook où je jette mes idées, ni même où je vais me pieuter. Le chauffage tourne à 19 degrés – je viens de penser à l'éteindre – et tout ce dont j'ai besoin, eh bien je le prends au supermarché, et je l'entrepose dans ma grotte, sans avoir même le souci de le porter jour après jour après jour jusqu'à ce qu'il soit vidé. Ils gisent en un amoncellement d'ingrédients réalisant sur le plan de travail l'image d'une vie sédentaire dans laquelle ne subsiste plus qu'une seule question existentielle : qu'est-ce je vais me faire à bouffer ce soir ? Plusieurs fois une nostalgie puissante m'a saisi. Je me revoyais planter la tente en Sardaigne, sur les bords d'un lac d'Iglesias, ou en Espagne, sur un rocher dominant Aguilas, et je me raisonnais de la sorte : si tu turbines aujourd'hui, c'est pour t'allouer le droit de faire tes gitaneries demain. Et ainsi l'être humain supporte tout. Même les collègues qui auraient connu leurs belles heures sous Vichy, même la compagnie de gens qui ont saigné le contribuable et qui s'achètent leur nouvelle vie sur ces créances, même le ronronnement débile de ces nuits qui s'enchainent comme des dents qu'on glisse autour d'un même collier, chaque jour plus lourd à porter, l'être humain est né pour ployer.

Je suis night auditor, ou réceptionniste de nuit, parce que j'aime être seul, particulièrement dans mon travail, et qu'on me foute la paix. Temps déjà pas agréable, la solitude et l'autonomie adoucissent ma peine. Car dans ces hôtels luxueux, imaginez-vous bien qu'il y a tant de procédures, de façons de faire, de dire et de paraître, qu'on vous reprend sans ménagement au moindre écart. Leur ligne de conduite rappelle un cahier des charges fasciste : tu suivras les règles écrites pour atteindre l'excellence de notre race. Même entre collègues, certains craignent de ne pas vous vouvoyer, de peur qu'un chef de service laissant trainer ses esgourdes ne le reprenne, ou pire, que vous le dénonciez et qu'on l'envoie illico au piloris. C'est que notre race est précaire. Notre petit contrat, c'est tout ce qu'on a, et généralement ça rime aussi avec notre toit pour la nuit, délivré par sa sainte grâce l'employeur, mais c'est le prix à payer d'une petite liberté qu'on emploie de temps à autres pour se délivrer de charges trop pénibles.

Aussi mon travail n'est pas bien intéressant. Il consiste à veiller l'hôtel, accueillir les noctambules, leur servir avec le sourire le verre de trop ou le croque-monsieur d'il y a trois jours à un tarif scandaleux, leur faire la conversation et accueillir chaleureusement leur charité quand sans honte ils vous glissent un billet de cinquante pour vos modestes services. Lorsque je suis venu ici, je me disais : « prendre l'argent là où il est », sans vergogne, sans penser une seconde à ce que j'y laissais moi, d'amour propre ou d'éthique, de ces valeurs que je juge cardinales quand je viens à penser aux autres, mais que je vois tout de suite plus floues quand elles touchent à ma personne. Force m'est de reconnaître mon attirance envers les beaux et coûteux objets, ceux qui rayonnent secrètement pour les yeux connaisseurs et passent l'épreuve du temps, voilà une de mes vanités. Alors que penser du luxe et des services proposés à un prix hallucinant pour le commun des travailleurs ? Eh bien pour dire la vérité, je ne me rendais pas compte de l'antre dans laquelle je pénétrais. C'est vrai, habituellement quand on parle de luxe, on évoque des sommes mirobolantes, mais tant que je n'y étais pas directement confronté cela restait pour moi de l'ordre d'une sorte de discours gauchiste simpliste et fantasmé que je ne faisais qu'approuver par principe. Ces mêmes principes tombés au combat par ma simple présence à Megève où la nuit en chambre coûte aux bas mots 1000 euros.

C'est simple, certaines suites du lieu où j'ai travaillé coûtaient entre deux et trois fois mon salaire mensuel pour une seule nuit. J’ai le souvenir en début de saison d’un client venu me demander s’il pouvait rester une nuit supplémentaire, et avant que je n’en trouve le tarif, il m’avait déjà sorti sa black card car le prix ne lui faisait rien. J’encaissais ainsi, tout tremblant, plus de 2000 ronds la nuit. Dans d'autres hôtels, l'expérience ultime rime avec les 10 000 euros le dodo, et j'ai eu vent de chalets privés en proie à de délirantes sommes dépassant les 100 000 la semaine. Vous me direz qu'à ce prix-là il doit bien se trouver un travailleur français pour vous torcher le cul ? Eh bien détrompez-vous ! Il sera immigré et il y aura un supplément pour ça. Non, sans rire, à quoi équivalent ces montants ? Certainement pas avec la sobriété énergétique durement réquisitionnée par les tout-puissants. Si les chambres de nos hôtels ne dépassent pas la superficie d'appartements parisiens, allant d'un petit 20m² pour les plus basses catégories à 50 ou 60 pour la plus spacieuse, comment justifier ces tarifs ? Dans l'hôtellerie de luxe, on met un point d'honneur à ce que le service aux clients soit irréprochable. Ils doivent pouvoir nous solliciter pour n'importe quoi, à toute heure, et l'équipe se pliera en quatre pour réaliser leurs vœux. Bien entendu cela passe par des demandes futiles ou des préférences en terme de literie, accueil ou régime alimentaire, mais cela concerne aussi des facilités de voyage, logistique ou activités que gère la conciergerie. Et bien sûr, rien de tout cela n'est gratuit, et pire encore, souvent refacturé avec une légère marge de l'hôtel. Aussi chaque renseignement compte, chaque préférence est soigneusement notée. Vous vous êtes régalé du Nutella copieusement étalé sur votre crêpe au goûter, le lendemain matin ne soyez pas surpris d'en trouver un pot sur votre table. Vous avez l'habitude du digeo après la grosse bouffe, direct au deuxième ou troisième soir, il arrive à votre table sans crier gare, etc. Pour les plus polissons d’entre vous, plusieurs fois on m’a demandé si je ne connaissais de charmantes compagnies, y compris un client qui le lendemain retrouvait sa femme à l’hôtel sortant de l’hôpital après une mauvaise chute à ski, mais malheureusement, je ne suis pas autorisé par la direction à divulguer les meilleures adresses mégevannes.

Et de l'autre côté du mur, que se passe-t-il ? J'ai parlé de précarité du saisonnier, la chaire à canon de ces établissements, ici les salaires sont un brin plus élevés de sorte à rendre aussi la station attractive pour les travailleurs, pourtant on y retrouve comme ailleurs des conditions de logement (colocation avec des collègues, une drôle de loterie pour qui gagne un ou deux camarades de chambre fêtards pour la saison) pas souvent propices au repos (rythme décalé de certains) ou à l'intimité (partager sa cuisine, son frigo, avec 20 à 50 ahuris, sans parler des douches, du bruit et de l'odeur), et également des conditions de travail souvent stressantes de part la pression managériale exercée visant à tout prix les standards acceptés du luxe.

Plusieurs fois j'ai vu mes collègues pleurer en fin de service. Que ce soit en restauration ou en réception, plusieurs ont craqué suite à des remarques menaçantes ou assassines de leur supérieur. La pression de la direction est constante et ruisselle sur ses chefs d'équipe. Il faut que tout soit tout le temps parfait vous comprenez ? Aujourd'hui, en fin de saison, je ne connais pas une personne qui souhaiterait réitérer l'expérience un hiver de plus ici et le turnover massif devrait mettre la puce à l'oreille quand on arrive : d'une saison l'autre, ceux qui rempilent sont ou des chefs de service qui trouvent leur compte dans l'exercice de leur pouvoir (et leur rétribution) ou des exceptions masochistes qui se comptent sur les doigts d'une main sur la centaine d'employés. Mais qu'importe. Car Megève jouit de son aura, du halo de fric qui l'entoure et à travers cette crise du secteur hôtelier annoncée depuis le Covid où l'employeur galère à recruter ses petites mains, elle traverse la tempête. Non pas exactement peu d'élus et beaucoup d'appelés, mais une petite offre et une demande relativement élevée pour connaître les privilèges et l'expérience savoyarde du luxe à la française. Ainsi chaque année elle renouvelle ses stocks et jette en fin de saison ceux qu'elle a connu comme de vulgaires capotes usagées.




SÉJOURNER PARMI LES MORTS

J'ai grandi dans un patelin de mille âmes damnées. Megève en compte aujourd'hui deux milliers de plus, mais la tendance ne fait que baisser, contrairement au reste de la région qui connait une véritable croissance économique et démographique. Les statistiques sur lesquelles je me base (INSEE) sont édifiantes. À la pelle, pour l'année 2019, dernier relevé en date : 40% de sa population est retraitée, il y a trois fois plus de décès que de naissances, on compte plus de 7500 logements secondaires ou occasionnels contre 1500 principaux et ça ne fait que continuer de grimper. La ville est si prospère qu'on y trouve un palais des sports (accueillant courts de tennis, piscine olympique, intérieure et extérieure, patinoire olympique, murs d'escalade et lieux d'exposition), un musée de la vie paysanne (ne représentant que 2% de la population mégevanne, contre 2,4 à l'échelle nationale), un cinéma, un skatepark en béton (histoire de calmer les ardeurs des 20% de sa population de moins de 30 ans j'imagine) ou divers festivals et manifestations liés au jazz, à la musique classique, à l'équitation, au polo ou au golf sur neige (si si, bon par contre retrouver la balle est pas toujours simple avec tout ce blanc, c'est d'ailleurs peut-être là que commence ce sport ?). Cet hiver par exemple, entre les chants de chapelle et concerts religieux, on pouvait y trouver une grande exposition consacrée à Robert Doisneau, le french photographe, pas franchement de droite, et une fois par mois, une conférence thématique est organisée. J'essaye en ce moment de m'imaginer mon petit village d'enfance traversé d'une once de cette activité, lui qui n'était balayé que par la fête des moissons en juillet ou par la procession de la Saint-Martin en novembre où on creusait des betteraves pour en faire des lampions, et je me figure sans aucun doute que la répartition des richesses aie eu quelque coup à jouer dans les budgets des deux communes. Mais alors avec toute cette vie pétillante, pourquoi parler de mort ?
Eh bien je n'ai pas mis longtemps avant de trouver Megève vide. Cette impression de me balader dans un décor de carton-pâte, de cinéma, de déambuler dans les allées d'un parc d'attraction vous guette pour peu que le cœur du village ne vous atteigne, et je veux parler là de sa veine mercantile. Toutes ses bâtisses (ou presque) accueillent en leur rez-de-chaussée une boutique de luxe, un restaurant inabordable, un agent immobilier méprisant ou une « galerie d'art » (avec les plus gros guillemets que vous pourrez imaginer). Tenez, outre le Dior, le Hermes ou la maison historique Allard, tous trois aux centres du village (ça veut bien dire ce que ça veut dire), on trouve une enseigne que je ne connaissais pas, Loro Piana, dont les deux principaux arguments de vente sont 1) une fabrication intégralement italienne 2) des prix exorbitants. J'en veux pour preuve ces deux articles tirés du site de la marque :

Réalisé sans trucage

Boutons non fournis

Difficile de s'attendrir devant une vitrine, les petits commerçants sont repoussés hors du centre entièrement voué à la clientèle ultra-riche et le phénomène touche également les deux supérettes implantées dans le secteur. J'ai un souvenir tenace d'une boite de six œufs à plus de 4 euros, ni bio ni rien, emportés nécessité faisant loi, mais quelle douche froide quand le prix s'afficha en caisse ! De manière générale, outre les loyers, c'est tous les pans de vie qui pètent les plafonds (5 euros l'expresso, le même qu'au PMU de votre coin, l'expérience sociale du luxe en sus) et qui poussent de nombreux habitants à trouver l'exil dans les villages voisins. Cet exode je l'ai retrouvé chez plusieurs personnes que j'ai rencontrées, natives ou installées depuis 30, ou 40 berges dans le petit coin. Tous m'ont répété et déploré une chose : le virage drastique pris depuis la fin du Covid pour contenter et plaire à la clientèle ultra-riche internationale suivant une augmentation des prix annuelle de 5 à 35% ! Entouré d'une ceinture fortifiée de logements vides la moitié de l'année (si ce n'est en plus de ça la moitié de la saison), le centre déserté outre ses torrents de visiteurs pincés, sacs de shopping et gaufre dégoulinante de chantilly à la main, cette impression vous envahit de passer au travers d'une ville musée comme peuvent l'être dans d'autres catégories Paris, Venise ou Rome, des villes-musées rongées par le tourisme au détriment de ce qui en faisait leur charme, la vie que lui inspirait ses habitants. Pas un clodo, pas une personne pour vous demander comment vous allez ce matin, ni un petit banc pour causer avec le vieux qui fait prendre le soleil à sa Audemars Piguet et son caniche royal. La une de la gazette locale doit s'en tenir aux décès des vieux, des clebs écrasés sous les roues d'un VTC trop pressé ou aux nombreux rachats et projets immobiliers.

Et puis, il y a ce réseau de bus incroyable, gratuit, permettant de rallier facilement les hameaux du bled ou monter sur les côtes, saisissant car en plein milieu d'une région alpine où le transport en commun et la mobilité inter-cité sont une énorme problématique, laissant bien souvent livrés à eux-mêmes les contribuables qui se trouveraient au mauvais endroit, au mauvais moment.

Et il y a ce village qui continue de s'étendre, vers Demi-Quartier, Le Cassioz, le Leutaz. Regarder une carte évolutive (via IGN) de 1950 à de nos jours donne rapidement une idée de la maladie qui gagne les terres. Depuis l'implantation des Rothschild, ces terrains constructibles sur lesquels paissaient d'apathiques bovidés sous l'oeil fatigué de leurs éleveurs et paysans, ont enflé de telle sorte, que les lois de l'offre et de la demande gagnent des sommets pour le coin. La situation atteint son paroxysme quand les biens des fermiers implantés depuis des générations ne peuvent plus être hérités de leurs enfants, cédant en frais de succession les dernières miettes de leur patrimoine à des intérêts étrangers carnassiers. Ici une petite visite à un notaire s'impose afin qu'il m'explique comment nous avons pu en arriver là, et sa réponse (lui qui n’a rien d’un sympathisant socialiste) tient en un mot : le capitalisme. Après l'implantation de Rothschild sur ces terres, ce sont face aux offres des entrepreneurs des années 20 les antiques leviers de l'envie ou de la cupidité qui ont décidé du sort du petit village. La tendance n'ayant fait que s'aggraver vers des montants astronomiques, cette première génération qui s'est enrichie par la vente de ses terres constructibles en fait aujourd'hui payer le prix à ses enfants et petits-enfants tandis que de puissantes familles tiennent encore les rennes des derniers commerces locaux. Petit à petit, un sentiment profond d'expropriation s'est creusé chez les mégevans en voie d'extinction. Et ceux qui n’ont pas pris le train en marche l’ont bien en travers de la gorge.


CECI EST UNE PROPRIÉTÉ PRIVÉE MONSIEUR

Reste-t-il des petits coins tranquilles autour de Megève ? Comme partout dans le monde, sûrement la nature difficile d'accès à l'homme cache-t-elle encore quelques recoins bien gardés. Mais me voilà rendu au point de conclure ce bref exposé et de me rendre à l'évidence : je ne suis ni le cœur de cible de ce pittoresque village ni à même d'en apprécier (ou d'en rêver) les charmes. En fait, il n'y a pas mille raisons de venir à Megève. Le travail en est une, le tourisme de luxe la seconde. Megève jouit de sa réputation et entretient son image idyllique de joyau typique de Haute-Savoie à grands coups d'influenceurs et de journalistes, tous frais payés. J'imagine qu'un rapide coup d'oeil à leur budget communication serait prêt à dégouter bien des municipalités. Les hôtels se doivent de jouer le jeu eux aussi. Dîtes que vous écrivez pour la rubrique lifestyle ou cuisine d'un canard et vous obtenez un dégoûtant sésame de la gratuité. Voilà comment les choses se passent en ces terres. Voilà comment le mythe moribond perdure. Moribond ? Perdurer ? Cet hiver, par euphémisme, a été très doux. Pour le dire franchement, il n'a pas neigé pendant plus d'un mois et demi, entre janvier et début mars. Les pistes montraient leur dégoutant sous-vêtement marron. À un moment de panique, la restauration a licencié économiquement la moitié de son personnel. L'inquiétude était palpable chez tous les professionnels. Pourtant, cette année encore, nous avons battu un record, ici à l'hôtel. Les chiffres sont bons, les millions de chiffre d'affaire au rendez-vous, et même si les prix (des chambres notamment) augmentent d'année en année, il y a toujours, voir plus, de clients qu'auparavant. Alors où est la crise ?

La crise arrive lentement.

C'est un manteau qu'on ouvre en février, sous le soleil chaud. C'est 22 degrés début mars, au bord du lac d'Annecy. C'est vrai que c'était agréable mais c'est une sécheresse déjà annoncée pour l'été, la sonnette d'alarme tirée dans plusieurs communes pas si lointaines. La neige qu'on attend, qui ne vient pas. D'une semaine l'autre, le moniteur l'espère, il en parle chaque matin. Les canons à neige sont à l'arrêt eux aussi, parce qu'il n'a pas plu et qu'ils utilisent les excédants d'eau des ruisseaux et des rivières adjacentes. Il ne reste plus grand chose qu'une espèce de sorbet, de mélasse au pied des pistes, et surplombant la vallée un jeu difficile, trouver la dernière petite tâche blanche. D'ici quelques années, oh je ne vais pas faire dans le style prédicateur prophétique, mais les stations de basse altitude (sous 2000 mètres) devront repenser leur modèle. Des deux atouts dans la manche de fourrure de Megève, le luxe et les sports d'hiver, il n'en restera qu'un et alors peut-être l'inflation qui sévit depuis plus d'un siècle prendra fin.

L'autre fois, je marchais à travers champs. Là où j'ai grandi, chez moi, les champs étaient plats, ici ils sont tout en pente, les clôtures inexistantes la plupart du temps, alors pour gagner le cœur de la nature, j'ai coupé de la sorte, tout droit vers les sommets. Sur le chemin du retour, je me souviens m'être dit en m'arrêtant devant une vue complète du village en contrebas « poah mais c'est immense ! », contemplant l'étendue globale des habitats et ignorant encore qu'ils ne comptaient que 3000 résidents à l'année. Mais ça et là des grues se dressaient. Rien qu'en face de ma résidence excentrée, on bâtit deux ou trois nouveaux chalets. Et puis comme il m'a fallu redescendre sur le plancher des vaches, j'ai à nouveau coupé par les pâtures. Enjambant une famélique petite haie, je me suis retrouvé dans le fond d'un jardin propret. J'ai descendu gaiement l'allée sous le regard estomaqué et scandalisé d'un vieux qui surveillait ses petits-enfants, affairés à quelques jeux dont ils avaient le secret. La ruelle était fermée par une barrière de sorte qu'un badge seul vous garantisse l'entrée. Vous voyez le genre, petite impasse avec des baraques comme vous n'en aurez jamais. « Mais monsieur, c'est une propriété privée ici » me suis-je entendu dire alors que je regagnais d'un pas vif la grotte dans laquelle j'hibernais. Les panneaux qui l'avertissent sont légions ici. Plus nombreux que ceux qu'ils défendent sans doute. En rêve, je me suis retourné et j'ai contemplé cet homme d'un regard las : « oh vous savez moi monsieur, ce ne sont pas les barrières qui m'arrêtent, ce sont elles qui m'invitent à continuer » et j'ai claqué mes godasses volées pleines de terre sur le macadam jusqu'à ce que je glisse entre les plumes de mon duvet.

Dormir, mourir, rêver peut-être.

— début 2023