The golden age of the discarded youth

« A l'aube de l'an deux mille, pour les jeunes c'est plus l'même deal
Pour celui qui traine comme pour celui qui file »

nous chantait le Suprême dans son ultime album, que je ne devais découvrir qu'une grosse décennie plus tard. À cette époque, c'était peut-être dans l'air du temps, une chose occupait mon esprit : ce que l'homme pouvait réaliser lancé sur une planche de bois équipée de quatre grosses roulettes de plastique. Cette obnubilation, beaucoup de jeunes gens de mon âge l'éprouvait avec la même intensité, même si nous n'avions que cette seule chose en commun, cette même passion qui nous animait, qui nous reliait les uns aux autres et qui pouvait nous faire oublier un moment d'autres points plus pénibles de nos vies adolescentes. De son invention d'où le vent (ou son absence) a transporté le surfeur de la mer aux vagues de bitume qui se délayent dans toutes les villes de Californie dans la seconde moitié du vingtième siècle, jusqu'au début des années quatre-vingt-dix où il évolue définitivement dans la forme sans véritable limite où on le connait encore aujourd'hui, le skateboard n'a eu de cesse de se renouveler. Pourtant, posé à plat, le problème physique est relativement simple et paraît limité : une planche de bois fine mais résistante avec d'un côté une surface agrippante comme celle d'une éponge pour que les pieds adhèrent, et de l'autre, à deux points juste avant le nez/la proue (nose) et la queue/la poupe (tail) de la planche, des essieux (trucks) d'aluminium équipés de roues en polyuréthane. À cet outil à la fabrication rudimentaire mais millimétrée, il faut ajouter la deuxième composante de l'équation la plus basique : le pilote, le skater. Jeu d'équilibre, on se rend rapidement compte qu'un poids d'un côté ou de l'autre, en avant ou en arrière sur la planche la fait réagir au quart de tour. Sur une surface plane, on conçoit un nombre restreint d'interactions entre le skateur et sa planche : il peut rouler par exemple, se tenir en équilibre sur ses deux roues arrières, ou avant, s'asseoir sur sa planche, déraper après avoir patiné à toute allure, bref, on peut vite imaginer en faire le tour. Avec les années quatre-vingt-dix, vient une figure fondamentale, le ollie, simple saut consistant à claquer l'arrière de la planche au sol d’un pied tout en grattant vers l'avant avec l’autre pour entrainer le reste à sa suite. Cette figure (tricks) a ouvert le chemin à des centaines d'autres, sans compter d'autres manipulations n'en ayant pas besoin mais s'appuyant sur des coups de pied au sol (boneless) ou une mise en équilibre sur une main par exemple (handplant). Le flat, la pratique du skateboard ne requérant aucun autre équipement que le sol plat et les deux éléments sus mentionnés, était né. La troisième composante de notre équation, c'est l'environnement du skater et de sa planche. Dès lors que la surface plane est parsemée par des obstacles (marches, plans inclinés, courbes ou virages, du mobilier urbain, tout ce que concentre la ville en somme) le skateboard se catégorise en street, il doit se réinventer et s'y adapter s'il veut rouler, et c'est justement ce que cet outil permet avec un peu de pratique. La dernière composante liée à toutes les autres c'est l'imagination. Défiant depuis des années les lois de la gravité et celles des rotations par simples pressions des pieds ou mouvements du corps, le skate continuer d'innover et d'inventer de nouvelles figures toujours plus saugrenues, impossibles ou adaptées à son environnement changeant. Son charme unique lui vient à la fois de sa simplicité structurelle mais aussi de son raffinement, de sa technicité inouïe, son art qui lui permet d’apparaître à des endroits saugrenus. Regarder quelqu'un maîtriser un objet étranger à lui-même a toujours quelque chose, pour moi, d'hypnotique. J'ai su très tôt en regardant des gens s'acharner avec leurs planches, que je ne pourrai ni les égaler ni les quitter.

La relation au skateboard est tumultueuse. Elle est rageante, parce qu'elle est ingrate, qu'elle nous bouffe notre temps, qu'elle est ardue et intransigeante, mais surtout parce qu'elle nous blesse, silencieusement, réellement, sans crier gare. C'est aussi une source de plaisir quand par un apprentissage hasardeux et souvent autodidacte, après deux cents tentatives infructueuses, par persévérance, on sent décoller la planche sous ses pieds, on commence à comprendre ce qui jusqu'alors nous faisait défaut dans notre chaine d'exécutions de mouvements et que la rotation s’effectue. C'est un soulagement immense quand on finit par replaquer la figure imaginée, sur un endroit (spot) précis, après divers essais plus ou moins terribles pour le corps. C'est un entrainement intense où le virus de la compétition virtuelle finit par laisser sa place ,avec l'âge, au plaisir solitaire et hédoniste, tranquille. Et cela reste une jouissance sans égale quand avec assez d'entrainement on parvient sans trop d'effort à se mouvoir sans difficulté dans la ville et réaliser nos figures du premier coup. Qu'est-ce qui pourrait nous arrêter ? À part nous-même lors d'une réalisation de figure bâclée ou un accident sur notre route ? Le skateboard séduit par la sensation d'infinies possibilités qu'il procure. Mais ses difficultés et son implacabilité peuvent finir par lasser, et aujourd'hui, vingt ans après mes débuts, de ceux qui faisaient vriller leurs planches en toute simplicité et que je jalousais quand il remportait l'adoration de mes pairs, pas un ne continue à rouler. 

Cette liberté a toujours été efficace sur les jeunes adolescents, cherchant à la fois à se découvrir et à prouver leur valeur par l'accomplissement, que représente une figure correctement effectuée. Au-delà de ses sensations, le skateboard va de paire avec un état d'esprit puissant, libertaire, parfois punk et anarchiste, individualiste mais communautaire. Je suis ma propre limite, pense-t-il. À moi de définir ma pratique selon des paramètres mis à ma disposition par la société. Filant au travers de toute politisation, cette pratique répond à un besoin, une demande éminente d'aspiration à la liberté, dans laquelle chacun de ses pratiquants se situe et retrouve. Et c'est d'autant plus amusant de noter ce paradoxe que le skater trouve sa liberté d'une pratique assidue et rigoureuse d'un code pré-établi et répété (mais créé par les siens) permettant l'accomplissement correct des figures. Il n'y a pas mille façons de faire une figure, il faut en respecter les lois. En outre, le skater est un nouveau regard sur le sport, hors de ses institutions et du contrôle des états, c'est aussi une nouvelle façon de comprendre, d’envisager la ville et la mobilité, il se réapproprie à sa manière, avec son outil de déplacement, l'espace public. Là où on l’arrête, où on le circonscrit à des espaces prévus à sa pratique, il imagine sans cesse de nouvelles façons de rouler, dépasser les limites qu’autrui lui a fixé. Et si le skateboard n’occupe pas la majeure partie du temps de l’acteur à sa pratique, son rêve (tel tricks sur tel spot, cette projection de soi, de son possible dans un lieu fini) occupe néanmoins un espace intérieur important pour le praticien.

Mais le skateboard des années quatre-vingt-dix a généré un tel engouement auprès des jeunes qu'il n'a pas fallu longtemps avant qu'on ne le convertisse au monde du business. De nos jours introduit aux Jeux Olympiques, il était déjà à ses balbutiements indubitablement lié aux marques (créées par des passionnés ou non), aux modes (plutôt tel type de figures, ou telle apparence vestimentaire entre autres), aux médias (spécialisés, indépendants ou non) qui le popularisent ou cherchent à atteindre par leurs publicités son public spécifique. Avec les cassettes VHS, les télévisions dans les foyers, il s'invite sur nos écrans pour occuper nos jours de pluie. Les jeux vidéos creusent davantage la brèche, des grands noms du sport créent leur franchise (Tony Hawk's Pro Skater), internet et la technologie feront le reste pour un bout de bois qui en trente années aura à la fois si peu et tant évolué.

Des amitiés sont nées avec le skateboard. Ceux qui ont appris et trainé ensemble. D'autres qui se sont rencontrés en route ou à un endroit particulier. Pour ma part, je ne me souviens pas précisément comment ni à quelle date le skateboard est entré dans ma vie. Ce devait être un peu après 2001 ou 2002, la présence d'une planche usée et bon marché au fond du garage était déjà monnaie courante, et nous essayions à tour de rôle, en compagnie du fils de ma nourrice, de nous y accommoder, sans grand succès. Mais déjà je rêvais. Je rêvais à l’esthétique et à la pureté de cette discipline, aux photos des magazines français spécialisés (défunts Tricks, Chill ou Freestyler), aux récits sur la route pour tenter de dénicher le prochain spot improbable, déjà j'imaginais les trois marches de la mairie devenir le prochain cap incontournable de la région et drainer à lui les meilleurs, je rêvais à la camaraderie qui régnait entre les skaters, aux divers clans ralliés autour des marques qui s'échangeaient tel membre les représentant contre du matériel comme à un mercato footballistique. C'était cet avenir qui animait notre pratique : voyager aux frais de nos sponsors, prouver par nos prouesses notre valeur, ne plus payer mais être payé pour notre art. Un rêve de gosse comme tant d'autres. 

Je n'ai pourtant jamais été doué à ça. Je n'ai pas plus progressé en presque vingt ans qu'à l'époque où je débutais. Mais mon intérêt pour le skateboard m'a très rarement fait défaut et j'ai eu l'occasion, avec le temps, de le voir évoluer tandis que je grandissais moi aussi. Une part non négligeable de l’intérêt pour le skateboard réside dans ses vidéos qui le popularisent. Une caméra grand angle tenu par un filmer suit le skater effectuant son ou ses tricks dans divers spots du globe sur un fond musical choisi. Je n'oublierai jamais avoir découvert The Ace of Spades de Motorhead ou le Bohemian Rhapsody de Queen sur des parts de Geoff Rowley ou Jim Greco. Pas plus que je ne pourrai oublier quelques minutes mémorables (la part dingue de Rodney Mullen dans la vidéo Opinion de la marque de chaussures Globe) et des figures tout bonnement incroyables d'un Louie Barletta, Chris Haslam, ou plus récemment Kento Yoshioka

Bref, en dehors de son industrie lucrative et de ses performances sportives impressionnantes, le skateboard nous pousse à nous surpasser, aller plus loin, à la sueur de notre front, nous apprend que les efforts peuvent payer, qu'on peut vaincre ses propres démons, foncer tête baissée, repousser ses limites et y trouver un malin plaisir. Même entre les bleus, les plaies et les cicatrices, le skate garde un goût certain, celui du sang et de notre liberté acquise, payée durement au milieu du champs des possibles. 

Sur ces bons mots qui résonnaient dans toutes les bouches, au sein des articles et sur les photographies retraçant le périple de ces jeunes cascadeurs-tout-risque lancés sur les routes, chacun s'entendait à dire que la jeunesse incarnée du skateboard était invincible. En avril 2007, le magazine américain que je sortais du rayon des sports présentait en couverture une photo couleur d'un jeune australien, sensation de ces deux ou trois dernières années avec ce bandeau noir : RIP. Agé de vingt ans, Shane Cross, professionnel pour la marque Flip se tuait de nuit dans un accident de moto à Melbourne. Ali Boulala, de huit ans son aîné, déjà consacré icône du skate pour son style vestimentaire punk et sa tête brûlée, conduisait leur barque, lui aussi ivre, Cross installé derrière lui, sans casques, droit dans un mur. Boulala se réveillera après quatre mois de coma pour apprendre qu'il écoperait d'une peine de quatre ans de prison pour homicide involontaire et conduite en état d'ivresse. À ma connaissance, ce fut la première grande tragédie connue du skateboard, dont il ne se relèvera pas. Paradoxe pour une pratique mettant directement en danger la vie de ses acteurs passant leur temps à chuter dans une course effrénée dans le toujours plus loin, plus haut, plus vite, la mort du jeune australien traumatisera la communauté. Non seulement les amateurs mais surtout les professionnels (rares sont ceux qui ont plus de trente cinq ans à l'époque) qui filent un train de vie proche de celui des rock stars en tournée et dont Boulala se gargarisait, à travers les excès de picole, de sexe ou de drogue comme le prouvent les images des vidéos dans lesquelles il apparaissait en compagnie de son clan et ses amis. Tout cela a semblé irréel, très flou dès l'annonce : les conditions peu claires de l'accident, les informations ayant du mal à arriver jusqu'aux rédactions qui devaient les relayer, une ligne mois après mois nous en disait vaguement plus sur l'état de santé du rescapé. Son emprisonnement sonnait vraisemblablement la fin de sa carrière, et même si les roulettes continuaient de tourner ailleurs dans le monde, le skateboard n'était plus tout à fait le même. 

Avec cette mort en 2007, mettant fin à un esprit désinvolte, plein de défi et de dédain pour la fragilité de la vie, mais aussi de candeur et d'innocence juvénile, le skate a roulé vers un autre chose, un ailleurs me semble-t-il. Ce n'est pas un retour sans conviction d'un Boulala désormais sobre et clean dans le domaine qui changera fin 2011 la donne, ni un reportage produit par Vice en 2015 où on découvre l’icône déchue comme qui dirait amoindrie, repentante mais hantée, et le skateboard, malgré tout, comme un fantôme, loin derrière lui. En 2016, une seconde figure de la scène internationale quitte les planches des suites d'une leucémie. Dylan Rieder, consacré deux ans plus tôt par bien des médias, laissera lui aussi un souvenir impérissable. En 2019, Pablo Ramirez, figure notoire des GX1000 se tue dans une collision avec une voiture dans une descente de San Francisco tandis qu’un mois après, un autre jeune pro anglais de 28 ans, Ben Raemers, se suicide, glaçant la communauté. Avec le temps également, s'évanouissent les pionniers et les premières grandes heures glorieuses du skateboard, ses photographes, réalisateurs, cameramen, ou acteurs de l’ombre plus vieux qui gravitaient autour de lui (le rédacteur Jake Phelps, les légendes Jeff Grosso ou Jay Adams, le filmeur P-Stone, aucun d’eux n’ayant atteint la soixantaine). Le skateboard connait ce sentiment amer qui vient avec l'âge, de voir s'effacer ceux qui nous ont marqué et qui nous quittent. Alors parfois, lorsque la nostalgie me saisit, je visionne à nouveau ces parts d'avant 2007, où tout était encore à faire, où tout était toujours possible. Bien sûr le skateboard n'a pas perdu son grain de folie ou de sa volonté de liberté ou d’émancipation. Mais ces vieilles parts sont ma manière à moi, ainsi qu'on relirait un vieux magazine du temps jadis, de me transporter en arrière, roulant toujours sur une planche dans une ruelle déserte et tentant de me soustraire à la pesanteur de mon corps pour enfin décoller, au temps retrouvé.

— fin 2020