Cours Napoléon et dynamite

L'odeur du fixateur qui me reste sur les mains généralement plusieurs jours après avoir développé des pellicules me rappelle celle du gaz lacrymogène qui s'incruste dans vos vêtements, qui vous suit plusieurs jours encore, après une manifestation, et qui hier, je le découvrais un mois plus tard, persistait sur les parois gélatineuses de mes négatifs de ce jour-là. Brûlés, à moitié détruits par les gaz nocifs, j'imaginais ses dégâts plus profonds encore, sans que je les vois, dans mon être, mes poumons, en questionnant ma chance, ma vocation et ma présence au milieu de ces violences.



Le 2 avril, j'apprenais le décès du photographe ukrainien Maks Levine, au milieu d'une guerre qui le touchait de plein fouet. Outre sa citoyenneté, son métier et son devoir de documenter l'appelaient, partageant le sort depuis le début du conflit, de 4 autres journalistes tués par les troupes russes. Ils étaient d'origines et de nationalités différentes, mais tous en quête d'informer, rendant compte des événements en cours. Ils collectaient des preuves des massacres perpétrés. Ils restituaient par leurs mots l'indicible. Leurs yeux donnaient à voir les horreurs dont nous voulons nous tenir éloignés. Toutes ces vies fragiles ne reviendront jamais tandis que derrière elles, une lente Justice drapera leurs cadavres, mais encore faut-il qu'on lui donne des preuves à voir pour ces crimes que toutes les instances condamnent.

Plus proche de nous, le 3 avril, j'étais à Ajaccio. Cela faisait quasiment deux semaines que je voyageais sur l'Île de Beauté. Je ne suis ni journaliste encarté, ni photographe professionnel. Je m'intéresse aux gens, aux problématiques de société, j'écris des petites choses, je publie sans autre ambition que de faire voyager, raconter ce que j'ai entrevu et à peu près compris. J'y découvre un climat étouffant et une colère partagée par un grand nombre d'insulaires. Depuis l'agression dans une prison du continent du détenu Yvan Colonna et sa mort quelques temps plus tard, toute l'île s'embrase, remuant des problématiques identitaires et culturelles centenaires, ressuscitant le spectre de l'indépendance. En ce dimanche ensoleillé je rejoins, pour documenter les revendications autonomistes de mon reportage, l'appel général à manifester aux trois motifs suivants :

  • justice et vérité pour Yvan Colonna

  • liberté pour les patriotes

  • reconnaissance du peuple corse

et il est un peu plus de 15h quand deux à trois mille personnes s'élancent, bandere testa mora flottant au vent, le long d'un parcours qui les fait inévitablement passer devant la préfecture de la ville, symbole même du pouvoir français sur l'île, annexée par la force en 1769. La colère y prend ses racines, mais sans oublier les lourds tribus payés par cette région pendant les deux guerres mondiales, j'entends surtout les habitants évoquer le manque de respect, l'indifférence ou le mépris des hauts pouvoirs politiques à l'égard de la situation, de la culture et des particularités corses. Ainsi, quand rendus à mi-parcours, deux groupements masqués transportant leur nécessaire à cocktails molotov, se joignent sous les clameurs au cortège, il est clair qu'à l'approche des hautes grilles férocement défendues par les forces de l'ordre, la manifestation ne va pas en rester à la simple revendication.

Et c'est une chose que le précédent mandat du président Macron a me semble-t-il montré: la manifestation ne peut plus s'en tenir au slogan répété à l'unisson par une foule d'un point A à un point B si elle veut être sérieusement considérée par les pouvoirs publics. J'ai suivi les premières heures des Gilets Jaunes, à Lille puis Paris, fin 2018. Après le temps de la répression et des violences policières, la jeunesse mixte touchée par le drame de la mort de George Floyd, c'est le personnel soignant qui a défilé, avant que les seules mobilisations consécutives contre les projets de réforme des retraites ne gagnent qu'une petite victoire, un fébrile répit ou délai supplémentaire avant un nouvel examen de la situation à venir. Que reste-t-il comme réponse au mépris des voix de la rue ? On m'a prévenu à plusieurs reprises, ici en Corse, la violence est multipliée par la rancoeur qui grandit depuis des générations sur l'île, et aujourd'hui, il va falloir s'en protéger. Ce qui est clair, c'est que d'un côté comme de l'autre, plusieurs dizaines d'individus sont là pour en découdre. L'organisation des groupes est au point, les rôles distribués, et rapidement chacun va jouer sa partition : d'un côté des centaines de cocktails molotov s'abattent à tour de rôle avec plus ou moins de réussite sur le nez des forces de l'ordre (plusieurs fois j'entendrais d'heureuses variations d'un « rentrez chez vous français de merde » à l'adresse des CRS), et de l'autre, avec le même geste hasardeux, un déluge de lacrymogènes et de grenades désencerclantes scindera en plusieurs segments une manifestation qui n'aura pour cible que les deux symboles de l'Etat français : son sanctuaire et ses gardes.

Les affrontements se poursuivent un temps, je contourne les manifestants et me place à l'entrée d'une rue pour faire face à la scène. À main gauche les lanceurs et dans le coin opposé, les gendarmes tentant de riposter ou d'éteindre du bout d'un tuyau les flammes où s'allument les cocktails qui leur pleuvent dessus. Une nouvelle rafale de gaz propagée par le vent dans le Cours Napoléon nous repousse dans les ruelles en contre-bas, sa concentration semble bien plus élevée que les précédents, la morve se mêle aux torrents de larmes ruisselant sur les visages, des gens suffoquent, sondent désespérément les portes d'immeuble pour respirer derrière elles un peu d'air frais, les sprays ou gouttelettes de sérum physiologique n'y peuvent plus rien, il faut rebrousser chemin. Par un coin de rue, je tombe sur un homme masqué équipé d'un lance-pierre. Je le vois furtivement faire des apparitions à l'angle et balancer ses munitions. Je l'interroge et il me montre alors de petites billes de verre, comme celles que s'échangent les gamins, avant de conclure : « ça doit rien leur faire avec leurs armures, mais c'est symbolique, il faut lutter ». Je continue ma route, retrouve plusieurs files de manifestants en train de reprendre leur esprit et souffler dans l'air du port tout proche, puis suis un convoi de ravitaillement pour les jeteurs. On les entend arriver, défilant cabas après cabas, remplis de bouteilles de verre qui s'entrechoquent, prêtes à être lancées par qui s'en saisira. Les sacs sont posés à un autre coin de rue, plus haut, je les immortalise contre le mur d'une banque calfeutrée, il y a au-dessus ce panneau « En cas d'urgence, contactez le commissariat le plus proche ».

Je remonte place du Diamant. Les forces de l'ordre sont en face, à moins de 100 mètres. Quelques téméraires brandissent entre les gaz le drapeau corse en faisant des doigts aux golgoths. Je me positionne sur un point où d'un côté je peux de nouveau voir manifestants et police, et de l'autre me préparer une sortie. Cinq minutes passent, accalmie, gaz blancs se dissipant dans le vent, quelques jets, de part et d'autre, action brouillonne, embryonnaire et avortée. De mon viseur, je me rends bien compte qu'il n'y a rien ici à photographier. J'abaisse l'appareil car quelque chose vient de tomber, entre mes pieds, mes yeux tombent.




C'est une grenade.

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De désencerclement.

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Mais je suis seul.




Et je me sens seul.

Désespérément seul comme le Coyote du dessin-animé, avec son air triste et pitoyable. Celui qui se sait piégé par la dynamite et la fatalité. Qui n'a plus qu'à subir l'irréparable.

J'ai vu cette grenade et dans l'instant, j'ai su qu'elle n'avait pas explosé. Pas encore.

J'ai seulement eu le temps de me demander quand, et si dans ce cas je pouvais me tirer de là. Mais non. Pas cette fois.









Comme dans un film de guerre avec un super budget, ça siffle, tu penses être devenu sourd, les images se bousculent, fondent, bougent, se floutent, tu perds l'équilibre mais pas assez pour tomber, tu es désorienté, tu ne sais plus où tu es, si c'est toi qui a été touché ou non par cette explosion, et tu regardes autour de toi, personne n'est blessé, tu vérifies ton état d'un œil jusqu'à ce que l'information DOULEUR clignote à tous les étages et remonte en toi. C'est les pieds. Tu es touché aux pieds, tes deux chaussures ont implosé de chaque côté, le rouge commence à apparaître, tu lèves la tête, tu es seul au monde avec ta douleur, et tu ne sais plus ni ce que tu dois faire ni où aller. Ton appareil entre les mains, tu te demandes si tu vas pouvoir continuer, continuer à prendre des images ? tu regardes tes pieds, non, continuer à marcher ? En face de toi, ce sont les auteurs de ta peine, ils ne te seront d'aucune aide. Tu te retournes et tu titubes en direction d'une coulisse, tu attrapes et supplies un homme de t'aider, te porter, te supporter. Un autre t'épaule et te traine jusqu'aux pompiers à quelques dizaines de mètres, ils embarquent une femme en pleurs, touchée à l'avant-bras qu'elle ne peut plus bouger. On te hisse dans le camion, ton sang grenat file, tu te liquéfies pendant ce trajet. Ton corps t'échappe et s'écoule entre les doigts de ton contrôle mental. Tu ne penses plus à rien parce que tu es devenu ta douleur toute entière, juste assez grande pour t'avaler, comme un costume taillé juste à ton échelle. « Restez avec nous monsieur, ne fermez pas les yeux ». Pourquoi rester ? Y-a-t'il encore des images à faire ?

La suite que je ne pouvais imaginer à ce moment précis est une longue et autre histoire, d'heures d'attente, de doutes, d'inquiétudes, de bloc opératoire pendant la nuit et de fin forcée de reportage corse. Depuis ma chambre d'hôpital, quelques jours plus tard, j'entendrais une opératrice des assurances m'annoncer qu'aucun rapatriement ou prise en charge n'était possible dans le cas d'une participation ou présence à une manifestation. Si j'avais seulement menti ?

Et puis l'autre jour, j'écoutais sur France Culture deux invitées venues défendre la dernière exposition, Photographies en guerre, au Musée de l'Armée de Paris. Allongé, la jambe surélevée, mes cellules travaillaient à ma cicatrisation tandis que j'entendais l'histoire de ces clichés, de ces hommes et ces femmes partis si loin de chez eux pour rencontrer la mort, le conflit, l'Histoire. Je pensais aux victimes de ces guerres, à l'importance de ces images qui nous donnent encore aujourd'hui une idée – même bien vague – de ce que purent être ces drames. Je pensais à l'Ukraine toute proche, mais aussi aux cinq dernières années, à mes camarades photographes et journalistes, pour qui la difficulté d'informer a drastiquement augmenté, au matériel volontairement cassé ou aux blessés et mutilés sur le terrain, parce que la violence, la gestion politique et l'encadrement des manifestations ainsi que leur répression ont elles aussi changé. Je pensais à ma chance, celle de ne pas avoir été trop touché par cette grenade, je veux dire, tombée entre mes deux pieds, je n'ai perdu qu'un tout petit bout de chair. Je pensais au tireur lointain et inconnu, son jet est-il accidentel ou prémédité ? Se réjouit-il de sa réussite, déplore-t-il d'avoir touché un piètre photographe ou ignore-t-il les conséquences de son acte ? On a retiré un éclat de grenade de mon pied gauche, cela m'aura coûté huit points de suture, deux jours d'hospitalisation, un mois d'arrêt, un reportage avorté, des frais multiples et j'en passe, mais de ce dimanche 3 avril, qui sont les autres mutilés ? Que faisaient-ils et pourquoi ont-ils été touchés ? Recouvriront-ils aussi toutes leurs capacités ? Et qui montrera ce qu'il s'est réellement passé ? En attendant la lente marche de la Justice, dans quelques semaines, avec un peu de volonté, je reviendrai, et mes deux pieds continueront à me transporter toujours du côté des victimes de cette violence. Les gaz détruisant les images et les éclats mordant la chair n'y feront rien, car je continuerai à témoigner plus que jamais de ce que font les hommes de leur pouvoir sur ceux qui en sont démunis, asservis et qui le crient. Je reviendrai par d'autres rues où le peuple hurle l'irrespect, l'inégalité et l'injustice, car c'est là que mon sang battant mes propres artères, un dimanche 3 avril, a fini par sortir et tâcher de manière indélébile le pavé.