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Gilles Grosbracket

The Libertines - Up the bracket (Rough Trade / 2002)

Il est inutile ne serait-ce qu’essayer de décrire l'euphorie dans laquelle cet album est sorti le 14 octobre 2002. Ici des éloges, là des félicitations de toute part, et encore de toutes parts des ventes exceptionnelles pour un groupe de cette trempe, leur label indé, Rough Trade, est aux anges. C’est plus ou moins le réveil de l'Angleterre et sa jeunesse par l'avénement des Libertines et l'enterrement d’années d’hégémonie d’une brit-pop éculée et sirupeuse. Après des années d'errance dans quelques Oasis, Suede ou Blur, les Libertines tapent dans la ruche pop un Up The Bracket bien senti.
Produit par le légendaire guitariste des Clash, Mick Jones, donnant plus d'agressivité et de tranchant au son du groupe arrivé pas tout à fait à maturité mais bénéficiant de la grâce et de l'insouciance juvénile, le groupe sort coup sur coup, titre sur titre, des singles en puissance mais aussi, des bombes prêtes à exploser dans tout Londres lors de leurs guerilla gigs (des concerts sauvages savamment orchestrés). Entre la pop nerveuse de Time For Heroes, la rage animale déployée dans cet Horrorshow ou ce Boy Looked At Johnny, point culminant de la désinvolture de Doherty, l'album ne fait pas dans la demi-teinte. Brouillon, sale et à la fois terriblement fascinant, les Libertines sortent (ou ressortent) de leur sac quelques pépites comme la fiévreuse Death On The Stairs, le solide Begging, l'enivrante ballade Good Old Days avant de terminer sur ce brûlot incontrôlable (ré-enregistré plus rapidement pour l'occasion naturellement) d' I Get Along chanté par un Carl Barat inébranlable dans sa transe, au bord du coma éthylique et jubilatoire lors de son triomphant "Fuck'em".
Voilà quelques mots tentant vainement de circonscrire toute la fureur et la passion renfermées dans cet Up The Bracket. Alliant tantôt le punk/rock approximatif des Clash, le lyrisme et la poésie des Smiths ou des Kinks au romantisme des grands auteurs des siècles passés, les Libertines sortaient là un album imagé par la culture populaire anglaise, désordonné et poétique, racé et fier de ses origines mais redoutablement moderne, le tout emballé dans une formule diablement efficace, menée par ses deux leaders au sommet de leur forme.

— décembre 2011

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Second life

The Libertines - The Libertines (Rough Trade / 2004)

C'est l'une des histoires les plus tragiques du rock. Un album qui prend le ton d'une réconciliation (à l'instar du jour où fût prit la photo) alors que ses deux principaux interprêtes sont devenus incapable de s'entendre. Des sessions organisées de force par leurs producteurs, Rough Trade et Alan Mc Gee, dans l'immeuble des Metropolis Studio (à l'ouest de Londres) au printemps 2004, bouclé et encerclé par la presse charognarde à l'affût de chaque incartade pouvant vendre la peau d’un groupe à l’agonie.
Au fil des jours, c'est toute l'Angleterre, dans ses quotidiens et tabloïds, qui suit le chemin de croix chaotique qu'entament les deux (ex-)amis que sont “Junk Do” et “Carlos Blue Eyes” pour enregistrer leur ultime effort d'entente voué à l'échec. Mc Gee appelle à la barre avocats et gardes du corps afin de séparer les deux leaders qui en viennent aux mains au sein même du studio. Ils sont bientôt amenés à chanter chacun de leur côté puis, ne suffisant pas, tour à tour, c’est dire à quel point la tension entre eux atteignait des sommets.
Pourtant.. pourtant.. Toujours produit par Mick Jones (ex-guitariste de The Clash), The Libertines détient toujours cette grâce qui embrasait le premier album. Non plus juvénile puisque le groupe traverse ses plus sombres heures, mais tirée du chaos, de la destruction ou même de l'auto-destruction dont font preuve les deux leaders. En témoigne que seules 3 à 4 quatres chansons sur les 15 ont été composées pour l'occasion: la majorité étant déjà inscrites sur les Babyshambles Sessions du printemps de l'année précédente et d'autres remontant même à quelques années (Music When The Lights Go Out ou France par exemple). Mais le fait est, et il est indéniable, que malgré leur incapacité criante à de nouveau former le couple de compositeurs de génie qu'ils étaient, ce second album ne pue ni le sabordage ni le bâclage ou la rupture.
Si le son des Libertines a changé, c'est qu'il a muri, laissant de côté la grosse saturation et la rage punk d'Up The Bracket, The Libertines fait preuve d'une ingéniosité sans égale pour maquiller cet ultime adieu en une pop approximative tournant rapidement garage. Entre l'électrique Can't Stand Me Now et son solo final d'harmonica soufflé jusqu’à plus d’air, un Don't Be Shy complètement halluciné, la pop mielleuse de What Katie Did (dédiée non pas à Kate Moss comme tout le monde ose le croire mais Katie Lewis, une ex de Doherty), ou quelques brûlots et autres monuments du rock made in Great Britain, l'album ne vole pas sa première place dans les ventes britanniques.
De la pop acidulée, renouant presque avec le rock ravageur du passé (The Saga et son final au piano jubilatoire), oscillant entre la ballade pop romantique (Music When The Lights Go Out déterrée de leur Legs XI, leur premier EP, pour notre plus grand plaisir), le désordre guitaristique (Tomblands) mais n'oubliant pas le juste milieu (The Man Who Would Be King ou le tonitruant Campaign Of Hate) ou ce "medley" induis par la tracklist à l'ambiance si particulière (de Music When The Lights Go Out jusqu'à la bombe provocatrice d'Arbeit Macht Frei), comme pour le précédent opus, les mots manquent pour tout définir, et rien, non, vraiment aucun titre n'est à jeter sur le navire anglais. L’album se termine sur cette interrogation naturelle de What Became Of The Likely Lads ("Que sont devenus les Likely Lads" en vf, clin d'oeil à une vieille série anglaise à laquelle les deux compères s'apparentent), clôturant l'album avant un dernier cadeau caché et lâché aux fans : un romantique et somptueux adieu aux larmes, France, lâché par un Carl Barât, rescapé du sabordage et désormais seul maître à bord.

— décembre 2011

Photo @ Andrew Kendall

Photo @ Andrew Kendall


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I am the reign

Peter Doherty - Grace/Wastelands (EMI / 2009)

Tantôt adulé, tantôt détracté par les journalistes, Peter Doherty n'avait jamais vraiment fait l'unanimité à ce jour. Certains lui vouent un culte, d'autres ne veulent pas en entendre parler, Junk Do par ci, Doherty par là: il a été le musicien le plus médiatisé dans notre petit monde de briques et de rock au début des années 2000. Comparé aux grands poètes anglophones pour ses paroles travaillées et aux icônes rock des temps passés, parfois sans discernement pour son comportement irrémédiablement ingérable, son talent, lui, n'en finit pas de surprendre, comme aujourd'hui. Combien de fois pourtant on a pu lire ses déboires alcoolisés dont la presse people fût très friande, comme ses énièmes retours en cure de désintox ou ses annulations de concerts de dernière minute, exercice dans lequel il est passé rapidement maître. Seulement ici, après la dissolution des Libertines avec son ami Carl Baràt (parti entre temps former son propre groupe: The Dirty Pretty Things) et ses aventures de Babyshambles, Doherty, en 2009 avant une probable reformation des Libertines (chose faite aujourd'hui), se consacre à lui-même et son premier album solo.
Cet album est par ailleurs très surprenant, même si l'on connaissait son goût très sûr et pointu pour l'acoustique, car celui-ci est d'autant plus affirmé dans ce premier album dors et déjà placé sous le signe de l'intimité qu’on n’y trouve point de guitares saturées ou brouillonnes, pas de Pete vociférant "Arbeit Macht Frei", pas de cavalcades garage, en bref pas de Libertines ou de Shambles resucés comme on aurait pu s’y attendre somme toute. On découvre un Doherty à fleur de peau, mélancolique mais toujours doué.

Je dois l'avouer, moi aussi j'étais sceptique au départ. Personnage génial un soir et minable l'autre, Peter est capable du meilleur comme du pire (oserai-je citer ici que "c'est dans le pire qu'il est le meilleur"), mais il nous propose ici le tout meilleur de lui-même. Avec un artwork signé de sa main, le disque se révèle sympathiquement folk, lancinant et teinté d'une rythmique jazz sophistiquée et élégante. Invitation à la ballade donc, Arcady ouvre l'album avec légéreté pour une quarantaine de minutes. On y retrouve des chansons définitivement folks comme I Am The Rain1939 Returning ou Arcady, des chansons plus jazzy comme Sweet By & By et son duo piano/cuivres ou la douce Sheepskin Tearaway, une très jolie ballade accompagnée par la chanteuse Dot Allison, et se termine surtout sur cette magnifique dernière gemme qu'est Lady Don't Fall Backwards.
Grace/Wastelands est sans réelle faiblesse, et les élégants arrangements de Graham Coxon (guitariste de Blur) brillent par le soin tout particulier qu'il y a apporté. C’est un petit bijou précieux légué par un Doherty en pleine grâce. On y découvre les autres facettes de ce trentenaire sur le retour pas tout à fait comme les autres, qui fait désormais mentir la presse avec cette superbe expression de son immense talent. Sans grande prétention pourtant, flegmatique, mélodieux, cet album est recommandé à tous, sympathisants ou déçus de Doherty, parents ou enfants.
Un album très agréable donc, salué par la critique, à écouter en soirée histoire de bien décompresser de ses dures journées. Simple et inspiré, cet album est l’expression et la marque de fabrique d’un grand artiste.

— août 2015

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Antenne for the flouz

The Libertines - Anthems for doomed youth (Virgin / 2015)

L’expérience m'a appris que l'amour était une chose qui n'arrivait qu'une seule fois dans un couple. Cela peut durer, trois ans selon les dires, plus, moins, même après une rupture, mais le fait est que notre vie sentimentale s’en retrouve toujours chamboulée, marquée au fer rouge. C’est même celles d’après, avec lesquelles on tenterait d’effacer le souvenir de l’échec précédent, qui pâtissent de notre bon vieux et amer souvenir de l’être aimé. En vérité, on ne finit par aimer que ce qu’on a déjà connu, ceux qu’on a aimé. C'est ce dont on va traiter aujourd'hui, des Libertines.

En 2010, six ans après leur séparation résultant des positions drastiquement opposées de ses deux leaders Carl Barat et Peter Doherty (celles-ci pouvant se résumer à continuer à faire tourner la machine ou se piquer avec ses potes toxico), on assistait non sans émotion à ce qui paraissait être l'impossible : l’explosion en plein vol du groupe. Cette année-là, de savants costumés ont réalisé le rêve d’une génération à l'occasion de deux dates dans les festivals rock anglais de Reading et Leeds. Cash à la clé (en millions de pounds), il n'en fallut pas beaucoup plus pour faire sortir les loups du bois et réussir un énorme coup de pub avant de promettre vaguement un album qui sortira finalement cinq ans plus tard.
Que s'est-il passé entre temps? Rehab, mort de Rehab girl (Amy Winehouse, ex de Doherty qui lui inspirera l'excellent Flags of the Old Regime), albums solos (le bijou Grace/Wastelands de Doherty et l'exécrable album éponyme en 2010 de Barat), albums avec des side projects tels que Dirty Pretty Things (Barat et Gary Powell, également batteur des Libertines), Babyshambles (groupe de Doherty qui subit sa lente mort) et plus récemment en 2015 : Carl Barat and the Jackals (album complètement anecdotique basé sur une idée marketing dont seul le single s'en sort avec les honneurs). Quoiqu'ils essayent chacun de leur côté, le succès ne sera jamais aussi grand que ce qu'il fût sous l'étendard des Libertines (et l'effervescence autour de leur réunion et cet album le montre clairement) et il semblerait que de Barat ou de Doherty, l'un aie autant besoin de l'autre afin de tailler de ses précieuses pierres dont ils affublaient jadis leurs galettes savoureuses — Up The Bracket en 2002 ainsi que The Libertines en 2004. C'est donc sous le symbôle de la livre sterling que cette réunion est enfin rendue possible. Sous couvert d'une cure de désintox/séjour tout frais payés en Thaïlande par une Major peu scrupuleuse, le navire est réaffrété et vogue la galère.

Anthems for doomed youth, quand on pèse ses trente cinq balais sonne tout à fait raccoleur pour cette petite jeunesse anglaise perdue entre One Direction (dont ils gardent le producteur) et le twerk. Du reste, on écoute un cover band qui ratisse assez large niveau gimmick pour singer ce que les fans hystériques attendaient avec tant d'ardeur depuis onze ans. Mais de ces reformations, n'attend-on pas que du fan service finalement ? Un concert où rechanter ses airs favoris (Can't Stand Me NowTime For Heroes et j'en passe) et même secrètement, et c'est ce que sous-entendait mon introduction, on ne veut pas de nouvelle cuvée, mais bien ce qu'on a connu, aimé et adulé, à l'identique. On est amoureux de ce dont on était amoureux et non pas de ce que la personne est maintenant. Mais alors comment se développe ce troisième album? Depuis l'annonce de sa sortie, la mise en ligne de ses singles (on avait eu bien peur avec le chaloupé Gunga Din et ses refrains galvanisateurs mais trop lisses, heureusement qu'il y avait ce bridge dans les sonorités typiques Libertines pour nous rassurer; puis ça annonçait du meilleur avec les excellents Barbarians et Heart of the Matter), nous étions donc dans l'expectative. Sauront-ils créer de nouveau l'alchimie aussi fragile que parfaite des deux albums précédents ?
Eh bien non, triple non, à mon grand damn. Entre les ballades niaises et trop fardées Anthems for Doomed YouthDead for Love (on pourrait y mourir de mièvrerie) ou Iceman, l'horreur de Fame and Fortune, le down tempo reggae d'un Gunga Din ravagé par son refrain, la grimaçante Fury of Chonburi (à quelques galaxies de la fièvre d'un Horrorshow par exemple), le massacre au piano de You're my Waterloo, pourtant symbôle du romantisme véhiculé dans ses jeunes années, seuls sauvent la barque des eaux les excellents Barbarians (qui rappelle un peu la face B Cyclops des singles de Can't Stand Me Now en 2004), Glasgow Coma Scale Blue et Heart of the Matter (une madeleine de Proust goûtue). Production calibrée, lissée à coup de fer à repasser (où est Mick Jones ???), des choeurs nichés à tous les coins de couplet pour créer un engouement fictif à des hymnes dont l'absence de paroles travaillées finit par se voir, la fougue est au placard, rangée à côté des bottes qui avaient secouées la fourmilière en leur temps.

Oui, onze ans ont passé, et si brillant que caractéristique de la rage juvénile dont ils faisaient leur fond de commerce, le style que portaient les Libertines leur est plus que jamais plus difficile à assumer pour ces quasi quarantenaires. C’étaient nos Good old days, un garage punk pop hargneux mais passionné, désaccordé mais toujours juste. Et cette version réarrangée de You're my Waterloo, ressortie de derrière les fagots, nous prouve toute l'évolution d'un groupe qui vient nous jouer le sempiternel numéro sous notre fenêtre de "t’inquiète, j’ai pas changé" et non, en réalité les Libertines ont bien changé et je préférais ce groupe que j'ai rencontré aux débuts des années 2000.

PS : la version deluxe embarque quatre nouvelles versions de titres savoureux de Legs XI, leur premier EP, dont un Bucket Shop rendant enfin honneur à ce titre merveilleux.

— septembre 2015

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