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Comment ça tangue chez les bouseux

J'éprouvais une très grande appréhension. Jamais à mes yeux un film n'avait duré plus de trois grosses heures et probablement que les rares oeuvres les dépassaient, je pouvais les qualifier de prouesse masturbatoire et intellectuelle, peu digne d’intérêt. Genre faire de l'image pour de l'image, style macro ou timelaps “voyez les fleurs qui fanent, ça vous rappelle pas un peu la Vie tout simplement ? ”, de la panoramique à gogo sur des terres désertées, en soldant une métaphysique à deux balles à des cinéphiles de comptoirs, etc. Tout ça, c'est du déjà-vu et plus ou moins exactement ce à quoi on pourrait s'attendre en s’attaquant à un film de ce calibre précis.
Mais il est heureusement à des lieues de ces idées préconçues.

Le Tango de Satan représente une somme de 146 plans pour un peu plus de sept heures de film. A titre de comparaison, n'importe quelle course poursuite en voiture dans Paris, issue d'un film d'action X ou Y, accuserait sans rougir d’une vingtaine de plans pour former seulement trente secondes de film. Le Tango de Satan, durant les sept heures qu'il compte, n’emporte avec lui pas plus de sept pistes sonores extra-diégétiques (c’est à dire rajoutées au montage). En fait, il est plutôt difficile d’en dire beaucoup plus de ses personnages que ce qu'ils nous disent, ou expliquent, à leurs homologues croisés durant ce périple. Ils traversent des lieux qui incarnent l'ailleurs, la perdition et la chute (de l’URSS sans être grand clerc) ; ces relations qui s'entre-déchirent au sein de la société des hommes ; il y a cette analogie puissante que son réalisateur fait entre l'homme et l'animal ; ses mouvements et ses doutes qui le trahissent, ses incertitudes qui le dévorent. Le Tango de Satan est un film réellement profond de sens et puissant.

Je pourrais peut-être écrire de vagues lignes sur le discours de ce film qui résonne beaucoup en moi. Je pourrais essayer de vous décrire les merveilles des paysages de la "pustza" filmée par Belà Tarr. Evoquer les arômes qu'exhalent le Tokay ou les liqueurs qui hébètent et laissent encore songeurs les acteurs alors que les pluies torrentielles s'abattent comme la misère sur la lande. Je pourrais palabrer des heures durant sur ces visages communs, ces masques d’acteurs qui n’en sont pas, taillés à la serpe, rejouant leur propre vie comme celle de la frontière entre l'humain et le rôle qu’il incarne dans toute société ou mascarade, mais devant un tel tour de force de mise en scène et de direction ? Je pourrais vous dire que j'ai choisi surtout la facilité à ne pas vous livrer les clés de SàtànTango en m'en remettant à vous, et votre envie de passer sept heures devant votre petite fenêtre sur le monde. Tout ce que je peux vous conseiller, c'est d'accepter cette invitation au voyage qui ne saurait répondre d'une seule minute de gratuité.
Alors seulement, achevant le troisième disque ainsi que sonnerait l'accomplissement d'une vie de spectateur, on se réinscrit dans notre canapé d'antan, en repensant au tumulte d'images auquel on vient de faire face et l'on se sent plus vieux, tout d'un coup.

— avril 2012

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