81ahYZsHF7L.jpg

Du l’art ou du cochon

Une récente lecture de Borges me rappelle cette théorie d'une Voix unique à l'œuvre et qui figure cette longue tradition de la transmission de l'histoire humaine. Cette voix, on l'entend vagir dans les épopées attribuées au conteur aveugle Homère, dans le dialogue de vie et de mort de Socrate ou encore dans les tables de la Loi gravées dans le Sinaï. Je comprends l'origine de la littérature comme une volonté de transmettre plus loin dans l'espace et le temps la parole des hommes, comme un essai plus ou moins concluant de saisir la pensée humaine cernée par un langage balbutiant et approximatif quand il s'agit de rendre compte de ce qui le dépasse ou le définit. La Voix perpétuée par la littérature se retrouve avec une certaine force chez les uns, une vigueur nouvelle chez les autres, mais traverse néanmoins le temps et les hommes et s'institue comme un noble héritage qu'il ne convient pas de déshonorer. C'est dans ces termes qu'on imagine aisément le partage des eaux entre la littérature officielle, convenable et reconnue des académies et de ceux dont c'est le métier, celle des concours et des prix et d'un art pour l'art en quelque sorte ; et l'autre, l'irrévérencieuse, la pestiférée, celle qui porte avec elle l'aigre flot d'immondices de son époque vers ce tout-à-l'égout manuscrit. Le point n'est pas tant de savoir qui des auteurs et de quelle mouvance l'Histoire retient-elle l'apport et la trace, mais pour moi, de retrouver cette Voix vibrante qui tourne les pages d'un unique et grand livre. 

" Ce n'est pas ma chanson qui est éternelle. C'est ce que je chante. " Bernanos

Cet unique grand livre me ramène à penser à notre argentin Borges et sa nouvelle fantastique de la Bibliothèque de Babel (un lieu où tous les livres imaginables d'un alphabet et un nombre de pages finis, contiennent toutes les écritures possibles, donc toutes les histoires, toutes les variantes d'histoire ainsi que toutes les combinaisons qui ne semblent pas faire sens), et nul doute que dans ce grand livre, on trouverait l'homme le plus lumineux, sa camaraderie et ses beaux sentiments mais aussi ses plus bas et méprisables penchants. C'est, il me semble, d'un refus établi par une bienséance prude, d'un ordre moral et défendu par une certaine caste défendant ses intérêts que l'Art (de manière générale), historiquement inspiré et hanté par la déviance de ses créateurs, s'est refusé à la bassesse et aux vices, au nom du Beau. Si les exceptions des récits du libertinage, des rites païens ou des démonistes existent, notre dernier siècle peinent pourtant encore à voir en l'abject et le répugnant une forme d'expression esthétique digne d'intérêt. 

Charles Bukowski était ainsi un grand auteur de mon et ce point de vue, s'inscrivant dans la lignée d'autres de ses congénères :

" Ainsi, Fante m'a donné la phrase sensible, Hemingway la phrase qui ne demande rien, Thurber la phrase qui se moque de ce qu'à fait l'esprit qui n'y pouvait rien faire ; Saroyan la phrase qui s'aime elle-même ; Céline la phrase qui coupe la page comme un rasoir ; Sherwood Anderson la phrase qui parle au-delà de la phrase. " Lettre de 1988

Voilà pour le style. Quant au fond autobiographique et noir de ses écrits, il cite volontiers les pornographes Henry Miller ou Louis Ferdinand encore, le norvégien Knut Hamsun ou ce gigantesque mineur de la caverne de l'homme : Dostoïevski.
C'était, comme l'illustrent moult de ses lettres pour ceux qui en doutaient (de ce recueil ou de Sur l'écriture, Au Diable Vauvert), un auteur avec un réel propos, un message intégral sur l'époque qu'il traverse à travers ses nouvelles rocambolesques, sur la condition de l'homme au XXe siècle, sur la nature de l'Art et la vie de son créateur, de l'écrivain ; c'était un homme qui contenait tant de choses en lui qu'il les a écrites et que sa persévérance, sa fidélité (à lui-même comme aux autres) ont réussi à consacrer comme l'une des figures majeures du siècle passé de littérature américaine. 

Cette voix à l'œuvre, on la retrouve dénigrant ses contemporains ou discutant ses martingales ; elle est tantôt broyée par le désespoir et les femmes , imbibée et folâtre. Elle nous parle cette voix humble, elle reste sensiblement la même à travers les âges : c'est celle d'un vieil homme dont le cœur et les préoccupations ne vieillissent pas, d'un ami abandonné en bord de route et qu'il fait bon retrouver, qui nous raconte ce que les hommes ont vu et où ils se sont perdus, pendant que l'on dormait. 

" quand on songe à tous les hommes nés qui sont aujourd'hui morts, et quand on songe au restant vivant, ce restant vivant ne semble pas seulement relever des mathématiques miraculeuses, mais semble aussi relever d'une chose qui nous est donnée d'emblée : comme une taille, une cueillette ou une dernière impasse. serait-il trop prétentieux de dire que nous vivons presque avec un sentiment permanent de honte, comme si nous étions en train d'échapper à quelque chose ? J'envisage difficilement ma mort à venir comme un événement triste ou tragique, plutôt comme le ramassage des ordures et le retrait d'une voix qui parle trop de trop peu. " Lettre de 1966

— mars 2018

DHXXgK8WsAQ7p3T.jpg