BRELOQUES

Lorsqu'on en vient à parler de montres comme il en est question aujourd'hui, il me semble nécessaire avant tout de produire un distinguo entre le marché horloger, soit le marché de vente, d'achat, de valeur liés à l'objet montre, et l'horlogerie, en tant que domaine technique, de recherche, dans lequel ces mêmes objets se succèdent à la queuleuleu pour former en pointillé une sorte d'histoire et de fil qui raconte l'évolution d'un objet désiré et imaginé par l'être humain.

C'est du second point que nous allons discuté dès maintenant.


Un peu d’histoire

L'histoire de l'horlogerie est intimement liée à celle du temps, à notre conception du temps. Elle est également souvent assimilée à la contrée suisse, d'où elle est en partie originaire, bien que la mesure du temps remonte à des formes bien plus anciennes, antiques. Par un simple bâton planté dans le sol dont l'ombre tourne et s'étire au fur et à mesure que le soleil culmine et décline, à l'étude des étoiles et des lunes disparaissant et revenant à une place précise à intervalles réguliers, la vie humaine s'est évertuée à comprendre les phénomènes qui l'entouraient. D'abord contenue dans des proportions gigantesques au sommet des clochers dès la fin du XIVème siècle, l'histoire de l'horlogerie est aussi celle d'une miniaturisation et d'une appropriation individuelle. Cette miniaturisation a été rendue possible par un perfectionnement et une épuration du mécanisme (dont les éléments principaux nous viennent d'Archimède, 200 ans avant JC) et une compréhension plus poussée des systèmes de forces pouvant activer le mécanisme. L'apparition des premières montres au siècle des Lumières, alors portées autour du cou, était un symbole reconnaissable des grands de ce monde, ceux qui disposaient du temps et de leur propre vie. À l'époque, on ne trouvait sur le cadran qu'une seule aiguille indiquant une heure très approximative. Avec le temps et les innovations techniques, les mécanismes se réduisent encore, le format des boites s'affine, fi de la clé à remonter les pendules, la couronne fait son apparition grâce à l'horloger français Bréguet vers 1830, les aiguilles fonctionnent dorénavant par paire tandis qu'on gagne en précision, les montres affichent maintenant l'heure et les minutes.

La “Perpétuelle” de Bréguet (1780)

Les horlogers jadis uniquement employés pour l'entretien des lourdes et capricieuses roues dentées au sommet des églises développent un métier plus fin et minutieux tandis qu'en Suisse, au XVIeme siècle, sous l'influence dogmatique protestante les bijoux et signes ostensibles de richesse sont proscrits. Parce que la montre figure une réelle utilité, notamment pour le commerce, et qu’elle se cache généralement sous un veston, elle passe entre les mailles du filet de la morale calviniste. Dès lors, on voit apparaître de riches ornements sur ces objets symboliques jadis uniquement réservés aux sujets des cours, auxquels s’intéresse maintenant une clientèle bourgeoise, lorgnant sur les classes qui la dominent, mais avec qui elle partage le goût de l’affiche de son patrimoine : l'horlogerie de luxe était née. Outre la bourgeoisie, la montre connait également un usage militaire afin de synchroniser les armées et leurs mouvements, mais c'est avec l'industrialisation du XVIIIeme siècle, que l'horlogerie connait un virage dans sa production. Des fermiers du Jura suisse qui pour grailler les mois d'hiver forgent de minuscules pièces servant à assembler des mécanismes par un maître horloger, les machines vont remplacer cette main d’œuvre paysanne et leur savoir-faire et bien vite, de véritables petites usines vont jouxter les ateliers de montage. La montre est alors à gousset ou de poche et se porte dans le veston, sous la veste. Son utilisation prend le pouls également de l'industrialisation des pays d'Europe. Trains, bateaux, trajets, rendez-vous d'affaires, la montre a pour devoir de répondre à une exigence de temps et de rapidité, car si la Terre ne tourne pas plus vite autour de son axe, la marche du monde s'est considérablement accélérée. C'est également à cette époque, dans la seconde moitié du XVIIIeme siècle, qu'on établit une forme d'unité sur les territoires (méridien de Greenwich en Angleterre, temps universel de 24h pour une journée, fuseaux horaires) afin de faciliter les transactions et les voyages. Parce qu'elle est et reste un signe lié à la richesse, elle devient un objet de convoitise, de marque. La montre ne symbolise pas seulement l'intérêt au temps qui passe dans notre société, mais aussi l'homme prenant la mesure de sa propre vie, celui qui prend en main son destin.

Bien qu'apparue déjà en 1810 (encore sous la houlette de Bréguet, en cadeau à la reine de Naples), la montre bracelet telle qu'on la connait trouve son public parmi les militaires du début du XXème siècle, ceux-ci désirant d'un seul coup d'oeil consulter l'heure dans des circonstances parfois chaotiques sans avoir à se retourner le fond des poches. Il s'agit alors proprement de montres à gousset, sur lesquelles sont soudées deux hanses auxquelles on attache un bracelet. Il faut attendre 1908, pour que l'aviateur brésilien Santos soit équipé par la maison Cartier d'une montre capable, encore une fois d'un seul coup d'oeil, de mesurer ses exploits aériens, celle-ci sera commercialisée à partir de 1911.

La première guerre mondiale fait appel aux maisons horlogères suisses afin de produire des montres bracelets qui équiperont la plupart des différents corps d'armée. Peu après, ce sont les prouesses et performances sportives qui se multiplient autour du globe, il faut donc des montres capables de les mesurer, ainsi on utilise un chronographe (erronément appelé chronomètre). En 1932, pour les JO de Los Angeles, Omega est le premier sponsor horloger à mettre en avant l'extrême précision de ses mesures. Juste avant, en 1927, c'est une autre entreprise bien connue, Rolex, qui équipe la nageuse Mercedes Gleitze d'une montre étanche pour une traversée à la nage de la Manche.

La marque se payera pour l’occasion la première une en presse de l’histoire de l’horlogerie.

La course est lancée et la rivalité entre les maisons et leurs arguments techniques et marketing fait rage. Ainsi en 1937 Omega développe la première montre de plongée descendant à plus de 130 mètres tandis que Breitling se concentre sur l'aviation. La maison Heuer fait sa réputation grâce à ses chronographes portés par les pilotes de course, quand Rolex, Eterna et d'autres misent davantage sur les performances hors normes ou les explorateurs pour leur promotion, les limites sont sans cesse repoussées. Parce qu'avec leur popularisation, l'horlogerie devient un marché à part entière dans une société dont une des injonctions les plus fortes est que chacun est désormais libre de disposer de son propre temps, l’air de dire “et vous, qu’allez-vous faire du vôtre, de celui qu’il vous reste ?”. Chaque adulte devient une cible potentielle des marques qui capitalisent sur leurs produits testés et reconnus en conditions extrêmes ou leur image, leur histoire déjà centenaire. Dans les années 60 un nouveau cap est franchi, de l'étude des astres dont elle est originaire, la montre s'envole dans l'espace. Au poignet du cosmonaute soviet Alexei Leonov en 1965 la montre Strela découvre le froid et le vide spatial tandis que 3 ans plus tôt c'est une Breitling qui quitte pour la première fois notre atmosphère. En 1969, Omega qui équipe le programme américain de la NASA envoie avec Apollo 11 et son équipage (Neil Armstrong parmi ceux-ci) son modèle chronographe phare, la Speedmaster, sur la lune, s'offrant ainsi l'une des meilleures promotions de l'histoire pour la reconnaissance de la qualité de fabrication de leurs montres.

Un astronaute à l’essai et sa Speedmaster

De l'autre côté du spectre, pour continuer sa réputation de montre étanche à toute épreuve, en 1972 Rolex sponsorise la compagnie d'exploration sous-marine Comex pour ses plongées à plus de 600 mètres de profondeur. Avec les années 70, c'est aussi une révolution et une crise profonde qui vont toucher l'horlogerie suisse : l'utilisation du quartz dans les mouvements qui passent de mécaniques à électriques. Alimentés par une pile faisant vibrer un éclat de quartz, la montre gagne alors énormément en précision et divise ses coups de production. C'est la marque nippone Seiko qui commercialise le premier modèle en 1969. En revanche le quartz mit plus d'une décennie à s'imposer dans les ventes, notamment à cause de la fragilité de ses mouvements et d'une habitude du marché à la montre mécanique. Du côté Suisse, la crise ne tient pas tant à cette évolution technologique (prise en marche par un regroupement des plus grandes maisons horlogères de l'époque d'ailleurs) qu'à un manque de renouvellement de leur offre et d'optimisation dans la fabrique. Le marché des montres bas de gamme est envahi par de petites montres américaines mais surtout japonaises raisonnablement fiables et au coût de production dérisoire grâce au travail à la chaine et à la production de masse. Dans les années 80, le quartz gagne en stabilité et dévore les parts de marché. La réponse vient en 1983, d'un nouveau venu sur le marché, le groupe Swatch, qui propose (après un premier essai de Tissot en 1972) une montre plastique fabriquée en Suisse, réduite à son strict minimum, garantissant finesse, robustesse et un mécanisme fiable à un prix réduit. La marque surfe également sur une nouvelle idée de génie : accorder les montres à la mode et sortir de nouveaux coloris chamarrés et des collaborations artistiques chaque saison. Le succès est total, à tel point que Swatch devient leader du marché avant d'absorber les plus célèbres acteurs de l'industrie (Omega, Bréguet, Longines, Tissot et d'autres) et permettre leur survie jusqu'à de nos jours.

Et depuis ?

Rien de nouveau, ou si peu. Dans l'ombre de leurs ateliers, les horlogers continuent d'inventer de nouvelles complications, de nouveaux mouvements, mais avec l'arrivée du téléphone portable, l'heure omniprésente et sa consultation en un geste donnant accès également aux mails qui s’intéressent à votre compte CPF ou aux sombres recoins de Youtube, aurait pu signer la fin de la montre… du moins telle qu'on la connaissait. Mais que nenni. Pour preuve, la montre connectée gagne un public certain après quelques balbutiements au début des années 2000, et grâce à Garmin et Nike, qui visent premièrement les sportifs en embarquant un tracker GPS et des capteurs cardiaques avant de coupler ses performances au téléphone que chacun possède et gagner ainsi un public immense. Enfin, 2012 voit l'arrivée du géant électronique sud-coréen Samsumg sur le marché de la montre connectée, et 2015 son rival américain, Apple et son Apple Watch.

Une montre connectée et prête à tout pour conquérir le marché

Au-delà des fonctionnalités de mesure des activités (et du temps, devenu marginal), ces montres proposent de gérer pour vous paiement, prise d'appel ou rédaction de message ou jusqu'à suivre votre cycle menstruel. Pourtant, à la fin des années 90, un nouveau marché apparaît aussi : le vintage. Dans la prolifération de produits aux qualités et confections variables, une demande et une frange d'amateurs se penchent sur les productions d'antan. Alors que paradoxalement la montre fait également un grand retour sur la scène du luxe en tant que bijou (notamment pour la mode masculine — on pourrait supputer que l’image véhiculée est que rares sont les femmes à disposer de leur propre temps), elle devient dans ce monde connecté avant tout un objet de distinction, image d'une certaine capitalisation financière. Certains modèles s'arrachent à prix d'or, caracolent dans les ventes aux enchères (31,2 millions de dollars pour une Patek Philippe en 2019) tandis que le marché de l'occasion a complètement explosé en vingt ans.


Un truc de bourge

Entendu que la montre a originellement été un objet de luxe illustrant la richesse de son détenteur, son regain de popularité inattendu ces deux dernières décennies me mène à vous parler de son marché. Quel est-il précisément ? Il est double premièrement, puisqu'une de ses faces est difficilement quantifiable et associe marché de l'occasion au marché gris (c'est le marché de la revente de montres neuves, on y reviendra). En revanche, la seconde face de la pièce est celle du neuf, de la revente en boutique pour laquelle nous avons des statistiques bien précises. Ce marché pesait en 2019 environ 50 milliards de dollars selon le cabinet de conseil McKinsey (auquel notre pays est tristement attaché), et malgré la pandémie continue sur sa lancée de constante progression. Ce chiffre pourrait bien être doublé en 2024 avec une très forte demande des zones Asie-Pacifique qui s'inscrivent depuis un moment comme les nouvelles cibles des marques (la Chine est le pays qui compte le plus de milliardaires au monde et suit une courbe folle de concentration des richesses par exemple). Pourtant, une donnée nous indique que 99% des montres achetées par des amateurs valent moins de 1000€, ainsi une marque comme Apple a vendu à elle seule en 2019 plus d'Apple Watch (environ 29 millions d'unités) que toutes les maisons suisses réunies (environ 21 millions d'unités). Il est à noter cependant que le dernier pourcentage de montres de plus de 1000€ représente plus de 42% de la valeur totale du marché du neuf. Parmi les principaux acteurs de ce marché du neuf, nous retrouvons le Swatch Group, Casio, Fossil, Seiko ou encore Rolex, figure incontournable du domaine. Avec un chiffre d'affaire en 2022 de presque 11 milliards d'euros à elle seule, la marque à la couronne profite d'une première place toute particulière dans ce classement. À l'instar d'Audemars-Piguet ou Patek Philippe, plus « confidentielles », elle a depuis des années mis en place des listes d'attente pour ses productions conduisant avec peu d'offre à créer une demande encore plus importante.

Audemars-Piguet Royal Oak, dessinée en 1970 par Gerald Genta, plus célèbre designeur de montre de l’histoire

Revers de la médaille pour Rolex, c'est sans doute possible la marque la plus contrefaite de l'horlogerie, parce qu'il y a une demande trop importante à satisfaire et que certains de ses modèles s'envolent dès leur sortie de boutique à des tarifs doublés, si ce n'est plus (c'est le principe du marché gris, spéculer sur la valeur qu'atteindra une montre à sa sortie et la revendre au plus offrant).

Après l'énoncé de ces quelques faits, plusieurs choses me viennent à l'esprit :


Combien coûte une montre ?

Si Patek Philippe met en avant les 100 000 heures qu'il a fallu pour développer et assembler votre exemplaire de Grandmaster Chime (ah vous êtes double millionnaire ?), une montre mécanique d'entrée de gamme ne coûte pas forcément énormément d'argent, comme a pu le démontrer Seiko dans les années 70, en réorganisant la fabrication et le montage de ses montres pour les rendre plus compétitives face aux productions suisses.

Patek Philippe Grandmaster Chime (2016)

Comme énoncé plus haut, 99% des montres achetées de nos jours sont vendues à moins de 1000€ (ce qui représente déjà une somme je le concède) mais 42% de ces ventes sont attribuées à des montres de moins de 50€. C'est à dire que même le Pape se ballade avec une Casio à 15 balles au poignet alors pourquoi pas vous ? Et puis après tout, pas besoin de foutre des centaines d'euros pour avoir l'heure, car avec la démocratisation du quartz et de l'électronique et la délocalisation des usines en Asie, la production d'une montre bas de gamme coûte aujourd'hui peanut. Pire, une montre à quartz sera plus précise et moins chère qu’une montre mécanique !
J'aime assez ce proverbe : « même une montre cassée indique deux fois la bonne heure par jour » en repensant assez tendrement à mon copain Pierre qui portait une montre qui ne fonctionnait pas à son poignet. Alors pourquoi mettre des sommes dans une montre ?
Je ne sais pas s'il y a de bonnes et de mauvaises montres. Il y a ce qu'on en fait, et le plaisir qu'elles nous procurent. Moi par exemple, je n'ai pas un boulot ni une vie qui me demandent d'avoir un chronographe toujours à porter de main, ni un bloc invincible aux chocs ou à la pression sous-marine, je porte donc des montres « habillées » mais tout de même capables de me suivre dans mes voyages, quand je pars camper au fin fond de l'Amérique ou faire du vélo autour de la Méditerranée. En revanche, depuis plus de dix ans je m'intéresse à l'horlogerie. Depuis plus longtemps encore, je suis fasciné par ce qui est petit, minuscule, comme les rouages, les objets miniatures façonnés. Et depuis aussi longtemps au moins, j'ai un attrait tout particulier pour les objets d'histoire, ceux qui traversent le temps, qui en portent les marques et les stigmates et qui par leur présence témoigne de fait de la qualité de leur fabrication. Parce que j'aime l'horlogerie, j'acquiers donc de petits morceaux de son histoire. Il y a bien longtemps cela a débuté avec une petite Seiko Lord Matic des années 60 avec date en kanji japonais, de sorte que je ne comprenais rien au jour indiqué, mais, cette montre dégageait pour moi un exotisme certain (comment est-elle arrivée jusque cet horloger peu aimable de Paris?) et j'adorais la porter pour ça, parce qu'elle m'apparaissait élégante, image nippone à porter et digne de figurer au poignet des adultes qui m'inspiraient tout en me laissant rêver au pays du soleil levant.

Aller simple au Japon pour moins de 100€, qui dit mieux ?

Cette montre d'occasion (puisque je n'ai jamais acheté que ça) m'avait coûté une cinquantaine d'euros à l'époque, une broutille au regard du plaisir que j'ai eu à la porter et des compliments qu'elle a généré. Puis parce que je m'y intéressais, les grands noms de l'horlogerie ont bien vite fait de briller à mes yeux, et c'est avec une petite Omega de l'année de naissance de mon père (1959), au cadran griffé par un indélicat ayant retiré l'insert argenté du guichet des jours, que j'ai poursuivi ma quête. Par ses imperfections, cette petite Omega mécanique ne m'avait pas coûté plus de 200 ou 300 euros. Et depuis ma collection n'a fait que s'agrandir, de nouveaux objets de convoitise sont apparus, par leur spécificité, l'histoire ou les innovations techniques qu'ils représentent (je pense à la Aquastar 63, première montre de plongée à lunette interne réglable par mono-couronne, si vous n'avez rien compris, ce n'est pas grave, ça reste une superbe montre).

Que j’ai pu aimer cette Aquastar 63

Les prix ont grimpé à mesure que moi aussi j'allouais une part plus importante de mes revenus à cette passion et bientôt, j'ai eu plus de montres que Shiva n'a de bras, ce qui ne fait pas vraiment de sens puisque je ne peux pas les porter toutes ensembles, chaque jour.
Mais revenons à nos moutons, il y a donc l'histoire et à cela on rajoute la valeur. La côte d'une montre est corollaire à son histoire ou à la marque qui la produit. Ainsi la Daytona façon Paul Newman de chez Rolex vaudra bien plus qu'une Daytona d'un autre coloris ou qu'un autre chronographe en tout point identique, mais fabriqué par Baltic. L'âge de la montre n'est en revanche pas un bon paramètre de valeur. Son état cosmétique et mécanique influent nécessairement sur sa valeur mais peut-être pas autant que les sacro-saintes lois du marché qui dictent et défont les modes. Pour exemple, je tire de mon chapeau une marque qu'aucun lecteur ne connaitra : Solvil et Titus. Fabricants suisses d'origine allemands, Titus alors maison random de montre développe au début des années 60 la Calypsomatic sur une inspiration évidente de la Submariner de chez Rolex. Avec pour base un boitier en acier vendu à des dizaines d'autres marques et un mouvement qu'ils achètent au fabricant ETA, leader dans la matière, Titus ne propose rien de spécial pour une montre de plongée qui se vendra bien et fera ses preuves, sans pour autant marquer les anales. Lorsque j'ai commencé à m'y intéresser au début des années 2010, outre le logo de Titus (deux lauriers façon Fred Perry) qui m'avait plu sur ce cadran laqué façon Rolex d'époque, la Calypsomatic était un modèle de montre qui reprenait nombre d’éléments de son inspiration originale déjà inaccessible pour bien des bourses (on la surnommera même de manière méprisante « la Submariner du pauvre ») et qui restait dans son ombre, bénéficiant peu ou prou de cette aura de joyau oublié. À l’époque donc, la Calypsomatic s'échangeait sur les forums ou sites de vente à environ 500€, ce qui représentait déjà pour le prolo que j’étais un budget certain. Aujourd'hui, parce qu'Internet a fini de s'y intéresser, une de ces montres ne vaut pas moins de 3000€ soit une petite moitié du prix de la Submariner.

Et les passionnés creusent toujours afin de dénicher les dernières pépites des temps passés (parce qu’il en reste). Ainsi, le marché du neuf est lui-même influencé par les rééditions permanentes de modèles anciens (notamment des années 60, l’âge d’or des montres en quelque sorte). En revanche le marché de l'occasion regorge de petites montres « habillées », « de ville » ou « classiques » parce qu'elles étaient la norme à l'époque (bien plus que les plongeuses ayant la côte de nos jours, notamment pour leur image de « tool watch » - montre à tout faire, pour les casses-cou et ceux qui veulent pas s'en faire remontrer) et c'est peut-être de ce côté qu'il vous faudra chercher pour trouver de jolis cadrans et des prix encore très contenus. Des marques comme Longines, Universal Genève ou Omega produisaient à l'époque une myriade de modèle arborant un sous-compteur des secondes à 6h que je trouve personnellement craquant et qui s'échangent entre 3 et 700€.

L’élégance d’Universal Genève au service des chemins de fer italiens “FS” (1960-70)

Autre point, pourquoi pour moins cher que le neuf, ne pas donner sa chance à un objet qui ne demande qu'à poursuivre son bout de vie déjà bien entamé ? N'a-t-on pas assez produit de montres ? Il ne faut certes jamais négliger l'entretien et la révision (tous les 2 ou 3 années environ, le billet à sortir est conséquent de la complexité du mécanisme mais va entre 200 et 400€ selon les crémeries – seules les montres mécaniques nécessitent une révision et leur valeur tient compte de leur réparabilité, les montres à quartz requerront un changement de pile et au moindre souci plus grave, ciao) de votre garde-temps, mais cela est à prévoir aussi bien pour du neuf que de l'occasion et à moins vraiment de les malmener, les montres ne sont pas comme certaines bagnoles qui vous laisseront en rade sur un bord de route. Rares sont les mécanismes fragiles et tout le temps en panne, à l'instar des voitures, tant qu'elles continuent leur course, leurs montres ronronnent doucement.

Qu’est-ce qui justifie le prix d’une montre ?

Casio (et Seiko ou d’autres avant eux) ont prouvé qu’on pouvait fabriquer de petites montres basiques pour une somme modique, alors la question se doit d’être posée, car à l’inverse des voitures dont on trouve rarement quelques modèles pour une quinzaine d’euros et à l’autre bout du spectre, quelques spécimens à plusieurs millions d’euros, le prix des montres possède un éventail si large qu’il devient facile de s’y perdre. Comment justifier le prix d’une montre ? Tout d’abord, leur conception est intimement liée à l’ingénierie et la recherche. Même votre petite Casio à quartz est passée par là : dessiner le boitier, y incorporer un mouvement (fut-il produit en usine à des millions d’exemplaires), choisir l’aspect de son cadran, ses aiguilles ou l’emplacement de ses écrans, il y a une longue phase de développement à la base du processus de création d’une nouvelle montre. Plus haut de gamme, on justifie parfois le prix d’une montre par les complications qu’elle embarque. Une complication est un “module” supplémentaire incorporé au mouvement, comme par exemple la trotteuse des secondes ou l’affichage de la date pour les plus simples et évidents de nos jours (car il faut se rappeler que ça n’a pas toujours été le cas), mais il en existe une myriade d’autre, à la pelle : affiche du jour, chronographe sur 60 secondes, chronographe sur 15 minutes, chronographe sur 5 minutes, phases de lune, réveil, réserve de marche ou encore altimètre, bref il y en a pour tous les usages.

Ici un sous-cadran affiche les heures et le bras de la star Disney les minutes (montre dessinée et commercialisée par Gerald Genta et Bvlgari en 2021).

Plus haut je vous ai parlé de la Patek Grandmaster Chime qui culmine à un prix repoussant. Cette montre dont l’un des slogans marketing est qu’il a fallu plus de 100 000 heures pour la designer embarque pas moins de vingt complications à elle-seule, réparties sur deux cadrans réversibles et a nécessité la pose de six nouveaux brevets. Loin de la fabrication à la chaine qu’on pourrait trouver dans d’autres manufactures qui proposent des objets plus abordables, des montres comme celle-là ont demandé un coût de développement faramineux, que la marque amortit par un prix de vente en rapport mais aussi par une très faible distribution et un nombre d’exemplaire restreint afin d’en garantir la rareté et donc la valeur.
Enfin, le prix d’une montre n’est jamais évalué par le nombre de ses fameux “rubis” que son mouvement embarque (qui sont remplacés depuis bien longtemps par des rubis synthétiques ayant les mêmes caractéristiques que les minéraux, même chose pour les verres dit “saphir” ce n’en est pas !) mais peut-être par d’autres matières nobles qui la composent. Argent, or jaune, blanc ou rose, diamants peuvent agrémenter le boitier ou le cadran d’une montre faisant dès lors grimper sérieusement son prix.

La Heuer Regatta embarque une complication atypique de deux fois 5 minutes symbolisée par le défilement de ces disques bleu et orange.

Pourquoi mettre plus de 1000€ dans une montre ?

Le seuil des 1000€ est un palier souvent évoqué dans l’horlogerie, parce que symbolique pour le commun des mortels mais ne garantissant pas toujours l’achat d’un objet d’une qualité irréprochable.
Pour répondre à ma question, deux pistes, la première est celle qui m'intéresse le moins : la spéculation.
La spéculation est un pari, pas nécessairement osé si on sait ce qu'on achète et la plupart des spéculateurs ne prennent pas tant de risques que ça. Côté neuf, ils sont légions à vampiriser les listes d'attente des plus grandes maisons ou faire jouer leurs contacts pour obtenir à leur sortie un exemplaire d'une quantité limitée (par le fabricant, pour créer de la demande sous couvert de production minutieuse et raisonnée) de montres qu'ils échangeront ou bien jour 1 à un prix gonflé ou bien quelques mois/années après, tandis que la montre est restée scellée dans son emballage, à l'ombre d'un coffre-fort, afin de ne pas perdre de sa valeur et accessoirement, d'en gagner (on parle ici de full set, car la montre est encore dans son emballage comme si elle sortait de boutique). Côté occasion, il faut avoir le nez particulièrement creux pour sentir le retour à la mode de modèles mythiques ou une réédition moderne qui remettrait au goût du jour un modèle passé. Ces dernières années, on a vu un retour en force de la Omega Speedmaster, première montre à aller sur la lune, avec notamment une modification de son mouvement ayant enflammé les prix de toutes les précédentes années de production et la sortie controversée de la Moonswatch (hommage plastique et coloré à l'original signé Swatch — qui possède Omega depuis 1998).

Vendues un dixième du prix d’une originale en occasion

La Tank de chez Cartier effectue elle aussi grâce aux influenceurs un retour sur le devant de la scène tandis que des plongeuses des tout aussi français Yema ou Lip ont retrouvé un peu de panache dans leurs prix de vente pour aucune autre raison valable que les lois du marché et une inaccessibilité des modèles plus en vue.

La seconde raison est toute personnelle. On peut le voir comme un investissement si on achète un objet ayant fait ses preuves (en tout cas pas une perte, puisque la tendance du marché ne fait que gagner en valeur année après année, et par un phénomène tout naturel, plus le temps passe, plus les vieilles montres en bon état disparaissent et se raréfient augmentant ainsi leur valeur), mais on peut également se faire ce plaisir que d'acheter un bel objet manufacturé (à l'époque seulement hélas) qui pourra sans souci vous survivre. Ce que je veux dire c'est qu'il ne faut pas regarder l'horlogerie par le petit bout de la lorgnette, oui c'est clairement un hobby de riche parce que quasiment tout y coûte horriblement cher, un milieu truffé de gens snobs et qui ont vingt ou cinquante fois vos moyens, et oui la révision est une douloureuse de plusieurs centaines d'euros à débourser, mais voilà, il reste un truc après tout ça. Il reste qu'à chaque fois que je regarde mon poignet, je ne regarde plus vraiment l'heure ou le temps qui passe, mais l'objet qui me reflète et que je chérie pour son design et ses imperfections, un objet d'amour qui peut être transmis et vecteur de rencontres. Alors qu'importe les sommes que vous mettrez dedans, elles sont à la mesure de vos moyens et ce que vous signifiez par votre attachement à ce truc. Je veux dire qu'il m'est arrivé de foutre des centaines d'euros dans un jeu gratuit, parce que j'y passais des heures et des heures et des heures et que j'y prenais mon pied. Le montant et la valeur d'une montre ne peuvent pas tout représenter mais sont un signe de l'attachement conféré par leur propriétaire.


Peut-on se dire de gauche et porter une montre « de luxe » ?

Qu'ont en commun Martin Luther King, le Dalaï Lama, Che Guevara et Fidel Castro ou encore Coluche ? Pas franchement des personnalités connues pour leurs positions capitalistes ou de droite, ces cinq piliers d'une forme de lutte sociale ou classiste sont pourtant incontournables des publicités de la marque Rolex (pas franchement de gauche non plus) et fournissent à la marque un superbe alibi pour contrebalancer leur image de luxe à la Jacques Séguéla ou n'importe quel petit business man en manque du besoin d'affirmer sa réussite sociale en arborant ostensiblement 4 à 5 de nos salaires au poignet — parce qu’il ne porte que le symbole qui lui est dicté par sa classe et rarement l’objet culturel chargé d’histoire.

Luther King et sa Datejust

Pour des raisons différentes et propres à chacune de ces icônes du siècle passé, il me semble devoir noter ici qu'un cap a été franchi par la marque anglaise qui bâtissait dans les années 30 sa réputation sur l'étanchéité et la fiabilité de ses mécanismes et qui, au fur et à mesure de son succès, a fait gonfler ses prix. Ainsi, un modèle phare (la Submariner, en photo ci-dessous) vendu dans les années 50 ou 60 équivalait 1500€ actuels. De nos jours, n'espérez pas sortir de boutique (sous réserve de disponibilité) sans vous être soulagé de quelques 6 ou 7000 ronds pour les modèles « entrée de gamme » (qui ne sont pas la Submariner) d'une marque qui a capitalisé plus qu'autre chose sur son image de summum du luxe en matière d'horlogerie. Connues à l'époque pour leur solidité à toute épreuve, les Rolex ont notamment pu compter sur les stars (Paul Newman), la télévision (je pense au capitaine Cousteau par exemple) et le cinéma (James Bond en tête) pour populariser leurs qualités.

James Bond contre Dr. No (1962)

Et ce repositionnement stratégique du “ciel est la limite” question prix ne date que d'un après « crise du quartz ». Ainsi, dans les années 90, le modèle que nous évoquions passait déjà la barre des 3500€ avant d'atteindre un palier des 6000 en 2008 et voisin des 9000€ aujourd'hui. Et c'est un autre fait fou que Rolex, chaque année, augmente un peu plus le prix de ses montres sans pouvoir en justifier expressément une hausse de qualité corolaire ou d’ajouts/modifications mécaniques. Et quand je vous parle de hausse, sur une période récente de dix ans, certains modèles ont pris entre 30 et 50% d'augmentation dans les dents.
Alors on l'a vu, pour ces personnalités d'avant cette hausse tarifaire drastique et de cette image bling bling déployée notamment sous le règne du président Sarkozy, pas très étonnant de les voir porter une montre qui à l'époque semblait à toute épreuve (sauf celle des balles pour les assassinés de cette liste). Sur la photo suivante, Fidel Castro, leader communiste de la révolution cubaine en porte même deux (la légende voudrait qu'une des deux indique l'heure de l’autre phare communiste, Moscou, le climat étant alors à la guerre froide).

Castro et ses deux Rolex

Cependant, il me faut tout de même répondre à la question que j'ai moi-même posée en ajoutant cette précision : peut-on aujourd'hui* se dire de gauche et porter une montre de ce prix ? Eh bien la réponse tient encore dans un distinguo car porter de nos jours une Rolex (ou autre) neuve ou pour sa valeur ou ce que la marque représente sur le marché et dans l'imagerie collective peut difficilement coïncider avec un alignement gauchisse. Il reste que les vintages jouissent d'une aura certaine et illustrent par leur conservation la preuve d'une grande qualité de fabrication tout en étant bien plus abordables que les modèles récents (comptez tout de même entre 2 à 3000€ pour les premières Datejust), en représentant à mon humble avis de bien meilleurs objets chargés d'affect, charme, d'histoire et de temps.


Par où commencer ?

Avec tant d'histoire, de marques et de références, il est normal de sentir déboussolé. Beaucoup de chaines Youtube vous proposeront des contenus en détaillant les meilleurs investissements possibles ou un top des sorties de l'année mais assez peu d'entre elles s'intéressent au vintage ou présentent l'histoire des marques. En fait, la plupart des informations que vous pourrez trouver sur des modèles moins connus viendront d'articles de passionnés ou de forums, comme Chronographes ou un site de parvenu bien documenté tel que Lesrhabilleurs. Un bon moyen de mettre un pied dans l'horlogerie est de regarder les petites annonces qui en émanent, en suivant un budget que vous vous êtes alloué. Ainsi, on se fait une idée du genre de modèle qui pourrait nous plaire, de la forme de la boite à la couleur du cadran en passant par le style (chronographe typé course, montre à complications, plongeuse, etc), il y en a pour tous les budgets. Pour cela direction la section vente du site Chronomania, Leboncoin ou Chrono24. Une fois votre recherche plus définie, il devient assez simple de compiler les annonces des marques et modèles qui vous plairont. Une autre chose qui me semble importante c'est de comprendre l'histoire des montres et leur fonctionnement. Pour ceci, je vous recommande de passer sur la chaine Youtube de l'Atelier Chablon, où deux horlogers suisses vous révèlent entre deux blagues qui retombent comme des soufflets les mystères de la micro-mécanique en détail. Enfin, une dernière chaine que j'aime pour son ton décalé, c'est les annéciens de Breloque, qui vous présentent des montres et leur histoire dans un format court, drôle et efficace.

Bonne chasse !

Tudor Ranger des années 60

— janvier 2024