Que le grand cric me croque
Les cours de récréation se sont remplies à nouveau car le temps de la rentrée est venu pour les jeunes écoliers japonais (l'année scolaire s'y déroule d'avril à mars avec trois trimestres et une coupure en août). On s'y chahute vivement, joue à la balle ou se regroupe dans des aires de jeux avec des structures métallisées que je n'aurai même pas rêvé étant gosse. Tout ce que nous avions dans les Flandres, c'était une balle en mousse et nous devions quémander son remplacement quand celle-ci ne roulait plus mais explosait tandis que ses miettes virevoltaient d'un joueur à l'autre. Il y a une différence de moyens/coûts flagrantes entre les écoles des deux pays. La matinée nippone qui jusque là se bornait à un coucou à 8h, un autre à midi et un dernier à 17h sur le carillon municipal, est maintenant rythmée par le timbre des cloches des écoles environnantes sonnant les débuts et fins de chaque leçon. Pour moi ça ne fait pas grand chose, je continue à mon aise de découvrir de nouveaux coins de Kyushu.
KUSU
Le soleil vient à peine de se lever que je quitte les tatamis et le futon de Nango encore chauds de ma nuit pour la fraicheur du dehors. Je trimbale ma nouvelle guitare d'une main, une valise bien pleine de l'autre et sur le dos mon sac Osprey qui m'insatisfait (manque de volume, poches latérales pas à la hauteur de feu mon sac Millet). Le train m'attend déjà à quai, phares luisant et... s'en va sous mes yeux. Un nouvel excès de confiance m'a poussé à ne pas revérifier la veille l'heure exacte de départ étant certain qu'elle serait 3 ou 4 minutes plus tard, résultat mon planning millimétré du jour est chamboulé et je dois attendre 45 minutes en gare le prochain Local jusque Miyazaki en réfléchissant seul à ma connerie : une bonne leçon d'humilité pour bien commencer la journée ! Une fois arrivé à Miyazaki, je petit-déjeune dans un couloir en attendant une petite heure que le Limited Express pour Oita arrive. Trois bonnes heures plus tard je change de train, nouveau billet, nouvelle correspondance, et j'atterris dans un des trains très spéciaux de la région de Kyushu, le Yufuin-no-Mori. C'est un train à diesel (ressha, a contrario les trains électriques sont appelés densha) de couleur verte, très classe, qui ne circule que sur cette ligne allant de Hakata (au nord de Fukuoka) à Beppu (juste après Oita) et dont l'arrêt principal est Yufuin dont il tire son sobriquet. Ce train luxueux dont le prix n'est pas déraisonnablement plus élevé qu'un autre Limited Express propose pourtant un service de bord (avec repas, boissons, glaces) et quelques particularités comme un intérieur marqueterie et parquet sublimé par un velours vert bouteille sur les sièges dans un style résolument old school. Le bec et la queue du train sont également garnies d'immenses verrières vous permettant d'apprécier les sublimes paysages boisés des plaines (côté Kurume) et gorges (côté Yufuin) où s'écoule entre les rocs la rivière Nogami. Je débarque après une heure trente à Kusu (station Bungo Mori), petite ville de 14 000 habitants entourée de monts d'environ 700m d'altitude. Là, un taxi me dépose à mon nouveau domicile pour deux semaines, un genre de petite maison d'ado construite dans un ex-garage en face d'une maison tout ce qu'il y a de plus japonais. Je dis d'ado parce que la pièce de vie est en fait garnie d'une vaste collection de mangas pour lecteur de tout âge (je dis bien de tout âge :clind'oeil : ) et de jeux vidéos et consoles rétro (très étrange que durant tout ce séjour je me sois juste contenté d'observer à distance ces engins). Le lit (à la manière occidental) se trouvait sous un climatiseur, une petite cuisine se tenait là à côté, une baignoire carrée typiquement nippone dans la pièce attenante et basta. Seule petite particularité du logement, les toilettes de l'autre côté de la cour dans la maison principale, aujourd'hui convertie en restaurant le weekend, tenu par les propriétaires. J'ai mentionné le climatiseur d'emblée parce que le bougre a tourné à plein régime durant quelques jours où le froid hivernal m'a rattrapé par surprise (avec un pic de -2 une nuit et des températures nulles et négatives plusieurs jours d'affilée en plus d'un vent cinglant qui balayait la plaine). Maintenant, placé en bordure de la ville, à moins de dix minutes à pied des supermarchés locaux, vingt de la gare et du centre-bourg moribond (comme toutes les petites villes japonaises j'en ai bien peur), l'accès à l'arrière pays était très simple. Des champs qui acculaient la maison, une petite route menait au mont Kirikabu juste derrière la maison et son ascension (environ 2km à grimper) vous faisait passer par une forêt touffue dans laquelle vous n'entendiez plus un bruit. Les différentes vallées environnantes étaient toutes traversées de cours d'eau plus ou moins larges mais l'essentiel résidait dans ces montagnes contrariées, couvertes de cèdres où les traces de colonies sanglières se multipliaient. À noter que durant une de mes ballades, je suis tombé par hasard sur un sanctuaire (Takarahachimangu) qui exhibait deux vénérables et imposants sangliers blancs (rarissimes) vivants (doublement) ! De manière générale, lorsque je passe devant des chemins, des choses qui m'intriguent ou des temples, je n'hésite pas à y faire un détour en me disant « bah, peu de chances que tu y repasses une autre fois, allons voir maintenant ». J'en reviens à ces forêts omniprésentes dans cette campagne qui emmitoufle les monts environnants, mais elle se présente souvent plus dense que leur homologue française, cela sans parler des coins à bambous qui sont tout bonnement infranchissables tant ils se transforment en amas chaotique de branches et de feuilles coupantes sens dessus dessous où doivent s'ourdir mille et un complots létal contre l'homme inconscient qui s'y aventurera. J'ai donc outre quelques jours passés sous la couette à l'abri du climatiseur (option chauffage, je vous rappelle que la quasi totalité des logements nippons ne présentent que ce moyen pour chauffer une pièce ou deux), marché, rayonné autour de Kusu. J'en suis également sorti pour visiter les villes d'Hita (61 000 habitants) et Kurume (303 000) situées sur la même ligne de train à l'ouest de Kusu. La première possédait un joli petit quartier « historique » (Mameda) dont on compare la ressemblance avec celui de Kyoto (à une toute autre échelle bien sûr) et un emplacement assez remarquable sur la rivière Mikuma. Là, mais pas las, j'ai poussé le cliché si loin que je me suis endormi dans un parc ensoleillée, à l'ombre d'un cerisier en fleurs au bord de l'eau au son d'un violoniste qui venait pratiquer son art sans emmerder ses voisins (oui la promiscuité dans les logements dont l'isolation est quasi nulle engendre beaucoup de petits conflits entre voisins). Je relève également qu'Hita est la ville d'origine du mangaka Hajime Isayama, auteur de L'attaque des titans, l'un des plus gros succès de ces dernières années de ces rayons et que quelques éléments en ville le rappellent avec fierté. Concernant Kurume, je ne peux pas en dire autant car je n'y ai rien vu de particulier. Une grosse ville japonaise sans charme, sans quartier distinct, avec de grandes avenues, tous les magasins que vous pourriez imaginer et un shotengai (artère commerçante couverte) mortifère. J'ai également poussé jusque Yufuin, la veille de mon départ, histoire de me faire mon propre avis sur cette destination prisée des touristes et de ne pas avoir de regret. Eh bien le moins que je puisse dire c'est que depuis mon arrivée à l'aéroport, je n'avais plus plongé dans le bain des touristes et que ça m'a refroidi au point d'expédier en deux ou trois heures ma venue. Première chose qui frappe en sortant de la gare où se croisent des pairs harnachés de bruyantes valises, c'est la rangée de cars garés qui patiente en attendant le retour de leurs groupes respectifs. Et quelques pas après, c'est festival, d'une part on a deux grandes rues avec une multitude de restaurants de toute sorte, d'imposants hôtels, des stations thermales, des magasins de souvenirs à gogo, mais aussi une foule des grands jours, alors que je choisis spécialement un jour de semaine pour ne pas m'infliger de châtiment trop pénible. Des hordes de coréens et de chinois déferlent sur la petite ville (11 000 habitants) dont certes la petite bassine de lac Kirin est mignonne avec le mont Yufu (1583m d'altitude) dans son dos mais elle ne justifie pas un tel attroupement à son pourtour. Voilà une image de plus du Japon qui correspond et qu'on fait correspondre à un certain désir (désir de montrer le pays ainsi, le désir de voir le pays tel qu'on vous l'a vendu), une représentation « typique » du pays, véhiculée par les tour operator et les photos souvenir, avec la porte rouge shinto plantée dans l'eau, les cerisiers au bord du lac, les toits bardés de tuiles traditionnelles qui luisent au soleil et dans le fond des monts débiles, muets sous un soleil radieux. Ce qu'il y a de triste et de dramatique avec cette façon de voir les pays, c'est qu'on ordonne et donne à voir la même image d'un lieu. Une image lissée, de surface. De la même manière que le Paris touristique n'est pas Paris, que Paris n'est pas la France, Yufuin, Kyoto ou le quartier d'Asakusa ne sont pas plus le Japon mais d'infimes fragments qui contiennent quelques chromosomes de celui-ci. Quelle idée se faire d'un pays qu'on donne à voir si on ne le voit pas par soi-même ? Et marchant à deux rues de ces masses, plus rien. Le calme plat, des habitations avec un cachet campagne évidemment, mais la même impression qu'à Tokyo où à deux minutes du point chaud qui rameute les foules, vous remettez les pieds dans le réel, derrière le décor de la pièce. Et je croise dans leur jardin de vieux japonais fatigués de cultiver les mêmes légumes, et mon salut semble les contraindre à me céder une réponse, parce qu'on est poli au Japon, et ce sont la plupart des japonais qui s'entendent à le rester. Et dans ces visages fatigués, je ne peux m'empêcher de voir une lassitude envers le touriste que je représente et qui envahit toujours plus le territoire. Et je ne peux m'empêcher aussi de penser à ces vieux qui ont peut-être un souvenir nostalgique du Japon impérial, puissant et conquérant du siècle dernier, celui qui les rendait fier et plein d'espoir. Aujourd'hui, les anciens colonisés déferlent sur Yufuin, font vivre à leurs crochets des centaines de commerces, peut-être même la ville toute entière, c'est le monde à l'envers non ? Pendant que vous avez du mal à boucler votre mois à faire pousser des saloperies de navets avec les deux sous de la retraite, ces populations qu'on a jadis mises en esclavage viennent aujourd'hui mettre le pays en tutelle et en plus nous manquer de respect (oui les plaintes des japonais concernant le comportement des touristes chinois et coréens sont constantes, mais leur histoire commune n'est sûrement pas étrangère à tout ça) ? Bref, après une visite rapide du musée consacré à l'ère Showa et sa culture populaire, pour ma part, je mets les bouts de Yufuin et réintègre le calme plat de Kusu où je finis par déjeuner dans un petit restaurant de ramen (bouillon avec des nouilles) que j'avais repéré (Dieu sait que je ne trouve pas ça fabuleux pourtant, surcoté en un mot) et là surprise, il est ab-so-lument délicieux !!! Ramen au miso (pâte fermentée à base de graines de soja) et oignons verts, piquant, préparé par un couple septuagénaire dont la dame s'occupe même de la livraison, ouvert du mardi au dimanche de 11h30 à 22h, ça s'appelle Tonta, passez-y à l'occasion, j'en salive rien que d'y penser mazette, la question est : pourquoi j'attends toujours le dernier moment pour enfin franchir le seuil de ces bouibouis qui me font envie ? Foutue pingrerie !
BEPPU
Principalement connue pour ses sept « enfers » (des sources fumantes ayant chacune leur particularité sur les hauteurs de la ville témoignant d'une activité volcanique voisine), Beppu est coincée entre les rides du mont Yufu et la Mer intérieure. Juste en face, à 90km du creux de la baie de Beppu, se trouve une pointe de Shikoku où je me rendrai dans deux semaines, mais pour l'instant, je pose bagage dans cette ville de 111 000 habitants, voisine d'Oita (475 000 habitants).
Première particularité ici, c'est que forte de cette proximité avec la mer, de Yufuin et de ses sept enfers, la présence de touristes à Beppu est notable (alors que dans des villes comme Oita ou Miyazaki, bien plus grosses, bin faut chercher). Une visite quasi obligatoire dans un de ces enfers me conforte dans l'idée qu'un circuit existe entre Yufuin et ici car la même congrégation de bus pleins à craquer s'installe sur les parkings à l'entrée des sites. Et quid de l'enfer en question ? Bien sûr, c'est les autres, mais la source chaude que je visite (la première sur la liste, Umi Jigoku, littéralement l'enfer de la mer) me montre une nouvelle fois, depuis mon passage à Yufuin d'il y a quelques jours à peine, que le Japon sait aussi verser dans le tourisme de masse, avec petites échoppes consacrées, files bien organisées, myriade de tarifs et d'options, fléchage et compagnie, trouvant leur point d'orgue dans l'attraction principale, la source bleu turquoise fumante (une petite flaque de cinq mètres de diamètre dont je me demande si les éructations ne sont pas automatisées, car un tel site, sans sa fumée, finalement, ça n'a plus vraiment d'intérêt) et qui n'est accessible qu'après un passage obligatoire à travers un magasin de spécialités et gadgets qui fait trois ou quatre fois la taille du clou du spectacle. L'entreprise est rondement menée avec des initiatives pareilles. Heureusement, un peu en hauteur, il y a une deuxième mare, cette fois rougeâtre et boueuse, mais tout aussi bouillante et puante, et surtout un petit endroit où se baigner les pieds : un moindre mal pour ces 500 yen (3,10€) investis. Pourtant dans tout ce quartier rempli de bains publics et d'hôtels datés avec aménagements thalassothérapiques (dont je me demande comment ils font pour se remplir, les prix ne sont pas donnés et ni leur nombre ni leur aspect vieillot ne jouent en leur faveur), il y a ça et là des petites cabanes où le bain de pieds est en accès libre. Les cheminées des établissements thermaux de ce coin crachent tout le jour leur fumée blanche tandis que je pousse un peu plus haut vers le château de Kifune sous les gouttes.
Tenu par deux vieux qui ont l'air de s'emmerder ferme à leur accueil, je suis soulagé de 300 yen pour entrer dans une construction beaucoup moins haute et protégée qu'un château de Kumamoto par exemple. En revanche, étant seul être vivant dans les alentours, l'une des deux statues de cire consent à se saisir d'un livret plastifié avec quelques phrases écrites en anglais qu'il me montre au fur et à mesure que nous avançons dans la gêne pour me faire une visite succincte du lieu. Première chose, juste à l'entrée, sous une sorte de chapelle, un immense aquarium dont le contenu m'apparaît confus, alors je lis l'écriteau brandi par le vieux et c'est en fait rien de moins qu'un python blanc recroquevillé de plus de 4 mètres qui résidait à la cool dans le château et faisait sa renommée jusqu'à sa mort et donc son actuel bain dans le formol. Une fois à l'intérieur de l'édifice, la salle principale toute en boiserie et troncs découpées est assez majestueuse, au détail près que l'intégralité du château a été reconstruit dans les années 60. Au centre, des tatamis, d'un côté de la salle une scène où des monts d'offrandes s'entassent (et je me demande bien qui en profitera parce que les deux vioques sont si rachitiques qu'on verrait au travers) et de l'autre un curieux petit autel où le vieux m'invite à prendre place à ses côtés. Il m'explique via ses écriteaux qu'il va prier pour ma bonne fortune et relève un petit rideau face à nous où se trémousse... un autre python blanc décidément ! Mais format de poche celui-là. Le vieux lui ouvre la porte et me dit « no bite ! no bite ! » (il ne mord pas, dans un anglais caractéristique d'ici) mais très peu pour moi de faire du gouzi-gouzi à un serpent, alors surtout, très peu pour moi la fortune j'imagine ! Ça tombe bien car je suis un self-made man vous savez, point d'animal totem enchanté ne viendra à mon secours et fi des prières d'un mystique demandant le soutien des Dieux pour ma réussite, rien que la volonté et une confiance aveugle dans les lois du marché, na !
Côté vieille ville et centre, on a affaire à un petit quadrillage assez charmant, toujours aggloméré autour du shotengai (la rue couverte et marchande qu'on retrouve dans chaque ville, avec plus ou moins d'enseignes encore ouvertes). Une foultitude de bars d'un autre temps et de restaurants ouvrent les yeux avec la nuit, en revanche, je ne peux rien vous en dire de plus, ne dînant qu'un yaourt et n'ayant pas bu une goutte depuis bien des mois, mes soirées se sont résumées à une petite vidéo gerbante sur notre actualité cocorico et au lit pour en faire de doux rêves.
Deux ballades m'ont conduit dans les hauteurs de la ville, vers le lac de Shidaka. Situé de l'autre côté de la barrière naturelle sur laquelle Beppu est affalée, le lac est un repère à campeurs où se reflètent les forêts noires de Kyushu. Un téléphérique non loin vous embarque pour le sommet du mont Tsurumi offrant une vue sur la baie et de l'autre côté, le mont Yufu et l'intérieur des terres. Mais c'est un autre sommet que j'ai visité car à l’intérieur de la ville, une construction étrange se dresse en forme d'immense plongeoir chelou. Planté à côté d'un genre de palais des congrès de la ville, la Global Tower propose le même genre de panorama mais depuis Beppu pour 300 yen (1,85€). Campée sur deux énormes piliers qui font office de cage d'ascenseur, à 125 mètres du plancher des vaches, une question m'intrigue : qu'est-ce qu'il se passe en cas de tremblement de terre au sommet de cette tour ? Parce que je n'en suis pas sûr, mais je crois, à prendre avec des pincettes, mais je crois bien que j'ai vécu mes premières secousses sismiques à Beppu ! Champagne ! Le phénomène est quand même hyper déroutant parce que d'un côté elles étaient minimes et donc au dehors (j'étais chez moi à ce moment) tout était comme d'habitude, pas de sirène particulière, personne qui hurle à la fin du monde dans les rues ni de nuée de sauterelles, alors on croit qu'on est fou, que c'est juste le voisin du dessous qui met des chassés dans le plafond... mais y'a pas de voisin du dessous, et les fenêtres tremblent et les vitres des shoji (portes coulissantes) vibrent bruyamment dans leur châssis, bref, une drôle d'expérience matinale qui m'a fait me demander si à un moment je ne vivais pas juste au-dessus d'une station de métro, voilà un peu l'impression que ça m'a fait.
Le dernier jour, je me suis baladé librement. À l'angle d'une rue, un cerisier fleuri me salue et m'invite à m'enfoncer entre ses branches. Au loin, un parc d'attraction m'intrigue sur une hauteur de la ville alors j'ai accepté l'invitation. Ouvert toute la semaine (nous étions un samedi), sa fréquentation était bonne me semblait-il mais c'est surtout son grand nombre d'employés qui m'a étonné (quelque chose de très japonais en définitive, loin de l'efficacité et du minimalisme qu'on pourrait se figurer, les systèmes nippons sont souvent chargés en personnel dont l'organisation ou le rendement est questionnable). Sous un joli soleil, je me suis promené devant ces attractions d'une lenteuuuur accablante, mais définitivement adressées aux plus jeunes quand bien même tous les âges étaient bien représentés dans la foule (autant deux copines de 70 balais que des familles au complet). J'ai regardé tous ces gens heureux de profiter des sensations, des quelques animaux exposés (coqs, chèvres, mangouste ou capybara), non sans me rappeler avec nostalgie le zoo et les petits manèges du parc Vauban à Lille, avant de redescendre mettre de l'ordre dans mes affaires et surtout me séparer de la guitare devenue trop encombrante et dont le transport jusqu'en Corse s'avérait être un épineux problème. Le gérant d'un petit magasin de musique du quartier a absolument tenu à m'en donner 4000 yen (25€) quand bien même je lui expliquais qu'elle ne m'avait rien coûté (si ce ne sont les cordes et l'étui, un tout petit peu moins que la somme proposée). Longue vie à elle entre de nouvelles mains !
Le lendemain matin, ma valise roule sur le port de Beppu et un ferry me dépose quelques heures après sa traversée au quai de Yawatahama depuis lequel j'embarque pour un nouveau train à l'effigie du héros national de tous les enfants, Anpanman, direction Matsuyama.
LE TRAIN DE TES INJURES ROULE SUR LE RAIL DE MON INDIFFERENCE
Les japonais ont un truc avec les trains. De l'extérieur, depuis la France, ça semble vague et lointain parce que notre SNCF à nous, fait plutôt office de sujet de raillerie (elle est bonne non ? il est loin le temps de leur adage « avant l'heure c'est pas l'heure etc », toujours en grève toujours en r'tard qu'ils disent les copains) que de fierté, mais une fois qu'on est au Japon, le sujet prend une autre dimension. Et la première chose qui frappe, c'est que ça fait bizarre d'avoir un service public aussi fonctionnel et aussi qualitatif. Comme une réminiscence d'un temps passé, une autre vie. Bien entendu, démuni de permis, sans Flixbus (quoiqu'il existe des bus nationaux mais de pleins de compagnies locales diverses), le train au Japon s'avère être une évidence tant son réseau est bien ficelé et que sa réputation le précède. Et puis pour voir comment est perçu le train par les habitants, c'est bien simple, vous êtes installé à une de ces vitres et au bord des chemins, tiens, au passage à niveau, un puis deux groupes de kids, une maman sur son vélo, vous font coucou de la main en passant, et sur le quai, une horde de densha otaku (fans de train) s'agglutine d'un bout à l'autre de l'engin pour le prendre en photo sous toutes les coutures comme si il s'agissait d'une idol (star de l'industrie musicale). Alors vous êtes étonné, d'où vient cette passion ? Et vous voyagez d'une ligne à l'autre, le train est différent. Et vous voyagez à un autre horaire sur cette même ligne, et le train est encore différent ! Figurez-vous qu'il existe un énorme bottin qui recoupe tous les horaires de toutes les lignes et tous les trains qui l'empruntent, et ainsi les plus férus de rail s'entendent à chiner le Saint Graal manquant de leur collection, ou se regroupent au bord d'un fleuve aux aurores, attendant patiemment dans le froid que la fameuse loco fende la brume matinale depuis un pont quasi-centenaire pour s'émerveiller. Et quand je dis que les trains sont différents, c'est pas juste une histoire d'autocollant sur sa carrosserie. Quoiqu'on retrouve pas mal de ces véhicules grimés aux couleurs de telle mascotte (l'ours Kumamon de Kumamoto a son train, le Pokémon Noadkoko aussi, ou encore Hello Kitty sur un shinkansen et des dizaines d'autres), la personnalisation ne s'arrête pas là ! Le train Pikachu dans le département d'Iwage a un intérieur spécialement conçu aux couleurs jaune et marron de la souris électrique star de Pokémon. Mais la mise en lumière ne se cantonne pas aux figures de la pop culture, puisqu'on retrouve des trains aux effigies de yokaï (les créatures fantastiques du folklore nippon), et surtout une quantité de trains aménagés en fonction des paysages qu'ils traversent et valorisent le patrimoine nippon. Si la petite ligne d'Hakone offre des pentes inédites à gravir de plus de 8% pour un train uniquement conçu dans ce but, d'autres proposent de larges panneaux vitrés pour admirer la côte (Resort Shirakami) ou carrément un voyage dans le temps à bord de voitures à l'ancienne, tractées par une authentique vapeur (SL Gunma ou Ginga) et tout ça c'est pas des attractions touristiques locales, c'est le vrai train de tous les jours ! Et pour peu que vous ne soyez pas mordu de train (comme votre serviteur qui globalement s'en tamponnait l'oreille avec une babouche), bin il faut avouer que de voir arriver votre tchoutchou en gare est toujours une belle surprise qui ne laisse pas insensible tant chacun vient avec ses petites particularités. Sur quoi vais-je tomber aujourd'hui ? Qu'est-ce qu'ils ont encore inventé comme train spécial ces japoniais ? Ainsi en gare d'Oita, je finissais par attendre avec impatience l'arrivée de mon bel inconnu que déjà plusieurs passagers autour de moi avaient sorti leurs appareils photo pour immortaliser la séquence, et quelle joie, quand le céleste véhicule passait majestueusement à notre mesure en ralentissant crânement avant de nous laisser embarquer en son sein et découvrir l'intérieur classieux, tout en boiserie et velours vert, du Yufuin-no-Mori. Je remercie par ces mots l'hôtesse qui m'a fourni mon billet et m'a alloué une place toute proche du cul de l'appareil constitué d'une immense verrière offrant une vue incomparable sur des gorges et des vallées des profondeurs du Kyushu et surtout une expérience inédite à laquelle je n'avais tout simplement jamais rêvé.
Mais il y a autre chose.
Je me souviens de ce trajet en particulier pour une autre petite attention car le service de bord (pas des contrôleurs hein, des gens qui veillent sur les passagers et le bon déroulement du trajet) passait auprès de chaque enfant pour lui proposer d'endosser le costume d'un chef de bord de la JR (prononcer Djéye-Haru, la compagnie nationale historique – à savoir que comme en France maintenant, elle est également mise en concurrence sur certaines portions du rail nippon ou laisse carrément d'autres compagnies gérer certaines lignes/régions pour des histoires de coût) et devant ses parents aux anges, le môme mimait un peu des gestes magiques que font les chauffeurs pour faire avancer leur bousin. Ça fait rêver des gosses tout ça ! Et ça ne s'arrête pas là, parce que la plupart des trains locaux ont des cabines de pilotage si riquiqui qu'il est presque possible de toucher le pare-brise du bout des doigts devant le conducteur impassible et profiter du trajet comme quand on était gosse, tout à l'avant du métro tout automatique de Lille que nous croyions piloter ! Et puis récemment dans les actualités, peut-être LE train le plus prestigieux du pays, le Seven Stars Kyushu, un train qui propose un voyage carrément de 2 à 4 jours, pour un prix partant de 2500 à plus de 5000€, un truc 5 étoiles avec une liste d'attente carrément, bin le Seven Stars Kyushu il passait devant une école primaire qui lui faisait coucou à quasi chaque passage, et il se trouve que comme c'est en rase campagne, l'école va fermer, eh bin le directeur de la division JR Kyushu a invité toute l'école à visiter le train et les enfants ont reçu des goodies spéciaux pour l'événement et les remerciements de la compagnie pour leur soutien indéfectible ! Mais comment on ne crée pas des générations de fanatiques après ça ??? Comment on ne crée pas des classes entières de forcenés qui disent « moi je veux juste conduire des trains en fait bordel » ? Et le Japon a réussi un truc hyper audacieux dans ce pari fragile du service public à l'ère grand Capital. C'est devenu sa fierté en même temps qu'un combat commun que de le préserver et de le défendre, notamment en l'utilisant. Des vacances ? Hop toute la famille prend le train. Des noces d'argent à fêter ? Y'a forcément un trajet qui coûte bonbon pour ça. Un projet d'aventure ? Je vais rallier la gare la plus au nord à celle la plus au sud de l'archipel sans sortir de gare, c'est faisable, en voiture ! Du genre noctambule ? Des trains de nuit qui cisaillent le territoire, y'en a aussi ma bonne dame.
Il y a un culte qui est né envers la machine qui à la fois relie et unifie les différentes régions du Japon et permet l'acheminement des individus, leur formation en collectifs au service de leur société. C'est quelque chose qui se comprend une fois qu'on circule parmi eux après un certain temps. Tout ça sans parler du salut respectueux des agents de la compagnie envers chaque usager, le plus fragrant étant à chaque entrée et sortie d'une rame, le gonze s'incline poliment envers ceux qui profitent de ce service et le rendent pérenne. C'est ça un peu de l'esprit du « service à la japonaise ». Un flic en gare ? Une altercation en rame ou sur le quai ? Un système défaillant ? JA-MAIS. Pour être tout à fait juste, il faut seulement revoir l'accès aux billets pour les longs trajets (qu'aucune borne ne délivre pour les touristes) car de faire des queues pas possibles pour passer au guichet d'un employé qui parle rarement l'anglais, ça fait chier. Au-delà de ça, je vous ai toujours dit que de prendre les transports au Japon, ça n'était jamais un problème (une fois qu'on a pigé deux-trois trucs) et que ça rendait la vie quotidienne bien plus facile. Alors que des recherches très sérieuses sont menées pour tenter de découvrir s'il n'y a pas une prédisposition génétique chez les japonais à s'endormir en quelques instants dans un train qui les berce, le temps long de ces trajets, ses secousses molles, me sont salutaires pour la réflexion que je porte à travers les paysages, les stations désertes et l'observation que je fais des habitants de ce pays qui me ravissent. J'aurais juste aimé qu'on me propose à moi aussi le costume du chef de bord pour faire mon annonce « tsugiwa Takedanobaba » (prochain arrêt, Takedanobaba – j'adore ce nom de station de Tokyo), ça aurait p'tete fait rire le personnel et j'aurais rêvé comme un gosse une fois encore.
MATSUYAMA
L'île de Shikoku est reliée à Honshu (partie centrale du Japon, la plus vaste) par trois ponts, au nord près du pôle urbain de Takamatsu, encore au nord mais plus à l'ouest, à travers un filet d'îles proches d'Imabari et à l'est, près de la ville de Tokushima, via l'île d'Awaji. Malgré ces passerelles, j'arrive par la Mer intérieure (dite de Seto), via un ferry depuis Beppu et le beau temps repointe le bout de son nez sur les reliefs nains de Shikoku sur lesquels je vois se dessiner des terrasses de théiers bien verts. À une quarantaine de bornes du port où j'accoste se situe Matsuyama, chef-lieu du département d'Ehime (l'île est découpée en quatre) et également plus grosse ville de Shikoku avec ses 507 000 habitants. Nichée sur une plaine, les montagnes où se frottent les nuages bas pour horizon, je remarque que les champs qui bordent la ville sont de manière assez surprenante pour moi des champs de blé. Même s'il est utilisé comme farine pour la production de certaines nouilles (celles du udon et du ramen notamment), c'est vrai que jusque là, peut-être par une drôle de coïncidence, je n'avais jamais vu de blé japonais tant le riz occupe une place prépondérante dans leur alimentation et l'agriculture. J'embarque à la gare dans le premier taxi venu et découvre peu après ma résidence pour les deux dernières semaines : un petit studio avec une kitchenette sommaire et la douche à partager avec les voisins de palier. Le futon est peu confort ou usé jusqu'à la corde mais le petit balcon où se trouve la machine à laver sauve un peu la mise, surtout que le toit est accessible et offre une belle vue du quartier avec la grande roue juchée sur le toit de la gare du centre ville. Du reste, Matsuyama est assez sympathique à vrai dire. Un château sur sa motte touffue en son centre, une large pelouse à ses pieds où se déroule un weekend ou l'autre un festival, un shotengai bien vivant (surprise!), un quartier de Dogo à l'est avec du chien et le charme de l'ancien, une flopée de friperies et comme dans tout le Japon, dieu merci, un lot de bouibouis réjouissants tenus par des vieux d'un autre temps. C'est d'ailleurs dans l'un de ceux-là, spécialisé dans la friture et le tonkatsu (escalope de porc panée), que son propriétaire m'avoue depuis sa cuisine cradingue que ça fait 56 ans qu'il est dans le métier et que son compteur personnel a dépassé les 80 ! En y retournant une seconde fois, je remarque que sa compagne est cette fois absente et je lui demande pourquoi. Sa réponse est simple, elle est partie voir leur enfant à Osaka, car c'est la Golden Week (une semaine où les jours fériés se suivent et permettent des ponts pour les travailleurs les plus téméraires). Mais alors je l'interroge : et vous, pourquoi n'êtes-vous pas parti avec elle ? Il faut faire tourner la boutique me répondit-il. Et cela, il ne faut – je pense – pas l'interpréter comme une trop grande précarité de ce couple âgé mais comme une volonté de garder leur activité ouverte, pour répondre à la demande de leurs clients et ne pas les contrarier à cause d'une fermeture « inopinée ». Je sais que c'est assez difficile à piger de notre point de vue, mais il faut bien comprendre que l'un des soucis des japonais c'est de ne pas contrarier ou froisser autrui. De là parfois leurs difficultés à refuser certaines choses, gronder de mauvais agissements ou exprimer leur mécontentement, enfouies sous leur meilleure poker face qu'on interprète nous comme de l'hypocrisie. Aussi dans cet exemple que j'extrapole suite au témoignage d'un autre restaurateur retraité toujours au fourneau, il faut comprendre que cet homme tient son restaurant ouvert non pas pour une question financière, ou pour garder un lien social, mais parce qu'il juge qu'on (terme nébuleux allant de l'habitué au touriste de passage) compte sur lui pour continuer à servir ses plats et ne pas tomber sur une porte close.
Une chose qui m'était un peu passée sous le nez au fur et à mesure de mes deux séjours c'était d'assister à un match de baseball (la saison court de mars à septembre). Eh bien c'est réparé à Matsuyama où je suis allé piteusement soutenir les Mandarin Pirates (le fruit étant symbole de la ville). Pourquoi piteusement ? Car l'équipe locale s'est faite souillée dans les règles de l'art, le tout sous un tel cagnard que j'ai tapé une superbe migraine le lendemain : double peine ! Il en reste que le stade était comme neuf et massif et le public toujours aussi familial et mixte, point qui me réjouit toujours autant et fait du sport un rendez-vous sans frontières ou discrimination. Côté promenade, deux jolis parcs en hauteur offrent des points de vue sur la ville et la banlieue ne déroge pas à la règle, tranquille, elle s'étale à perte de vue jusqu'aux premières montagnes du cœur de Shikoku. Un saut à Imabari, à 1h30 de train au nord, me permet l'achat de serviettes dont elle s'est fait la réputation et la visite du château de la ville qu'un large fossé d'eau isole. La vue à son sommet est remarquable et le musée en son sein exhibe fièrement des armures de chevaliers (samurai) pesant entre 20 et 25 kg ainsi qu'un chapelet d'armes ou vestiges des premières constructions du château (rares sont ceux encore debout et n'ayant jamais eu à subir une rénovation de fond en comble). Ces éléments rappellent fortement le retard amassé (technologies, armes, mœurs) par le Japon de fait de sa longue période de fermeture à l'étranger (sakoku de 1650 à 1842), sortant de son aire féodale seulement en l'an 1868, mais c'est aussi une des raisons qui fait son charme, qu'il garde un côté très passéiste, ou bien conservé.
QUELQUES TRUCS APPRIS SUR LE TERRAIN
■ Les chaussures japonaises ont une pointure en centimètres correspondant directement à la longueur du pied, ce qui est une mesure bien plus rationnelle et logique selon moi pour ce domaine. En revanche, il n'a pas été rare que je trouve en vente des chaussures bon marché dans des tailles S/M/L ce qui vient à l'encontre de la précision de ma première remarque ou bien de voir des japonais nager dans des gondoles façon clown de Zavatta (bien que ça ne soit pas propre au Japon les gens qui mettent des chaussures trop grandes pour eux).
■ J'ai déjà abordé plusieurs fois les maisons japonaises dans mes différents chapitres, mais il est très frappant de voir que les récentes constructions se ressemblent toutes de manière assez évidente. Il ne s'agit pas tant d'une mode que d'une facilité. Les constructeurs proposent différentes maisons type (souvent ils ont un petit lotissement à faire visiter) et le client choisit celle qu'il veut. Comme sa construction est rodée par les ouvriers, elle est très rapide (on parle de 4 mois pour emménager dans le produit fini et irréprochable – japanese qualitat). Petite particularité, la salle de bains des maisons modernes est depuis quelques dizaines d'années un bloc plastique entier pré-construit rattaché au reste de la baraque. À la pointe de la recherche et de l'optimisation, certaines entreprises révolutionnent le marché et proposent depuis un an la création d'une maison en béton de 50m2 en 48h (!!) à l'aide d'immenses imprimantes 3D pour des coûts complètement fous : seulement l'équivalent de 40 000€ !
■ La moitié des bornes sur lesquelles vous effectuez votre achat d'un ticket de train, vous réglez vos courses au supermarché, retirez de l'argent ou passez une commande de nourriture dans un restaurant, vous proposera peut-être, avec un peu de chance, une alternative pour traduire les opérations à suivre en anglais. Certaines pas du tout et j'en parlais dans l'épisode précédent, on redevient une sorte de chimpanzé devant l'écran face à tous ces pictogrammes, c'est très déstabilisant mais ça fait parti du jeu quand on s'aventure ici. Mais il m'arrive par excès de confiance de ne pas traduire certains logiciels et de procéder directement à mes opérations en japonais (alors que je ne sais pas reconnaître le moindre foutu caractère, zéro nada niet), parce que mettons, j'ai déjà effectué un achat de ticket de train (ils sont sous forme de prix forfaitaire pour couvrir une distance entre deux points, donc une fois que vous savez quel forfait vous voulez c'est assez simple), que les logiciels sont au fond intuitifs/tous les mêmes ou à la caisse du supermarché du coin, bin on vous demande pas autre chose que de régler votre dû non ? Et là les embrouilles commencent. Ça m'est encore arrivé ce matin, la machine ne prenait pas mon billet de 1000 yen pour une raison inconnue mais lisible en rouge clignotant... mais en japonais. Donc j'ai dû faire machine arrière et remettre le truc en bon anglais pour piger. D'autres fois, la version du logiciel d'une langue ou de l'autre ne propose pas les mêmes options. Alors habitué à l'un vous vous aventurez sur l'autre et une fois en japonais une pluie d'options s'affichent et vous avez l'impression que la machine vous bombarde de questions : vos vaccins sont-ils tous à jour ? Votre casier judiciaire est-il vierge ? Vous est-il déjà arrivé d'uriner dans votre lit passée l'enfance ? Mais pourquoi tous ces trucs apparaissent dans des signes incompréhensibles ?vous vouliez juste vous payer une bouteille d'eau et un p 'tit gâteau... La queue entre les jambes, vous revenez à l'anglais (pour peu que tout soit traduit correctement), il y a des leçons qui ne s'apprennent qu'à la dure.
■ Vous connaissez le dicton « les petits ruisseaux font les grands rivières » ? Eh bien asseyez-vous confortablement parce que le point suivant est à tomber par terre. J'ai déjà évoqué qu'il ne fallait pas trop touché aux objets perdus, notamment dans la rue, afin que la personne rebroussant son chemin puisse les retrouver plus facilement, qu'il y avait derrière tout ça une grande et forte superstition autour du karma, mais une autre alternative existe lorsque ces objets peuvent avoir une certaine valeur et c'est ce pour quoi les policiers sont le plus souvent mobilisés durant toute leur carrière ici : les objets trouvés. Eh bien sachez qu'en 2023, les japonais ont rapporté aux services de police la coquette somme de 140 MILLIONS d'EURO en CASH trouvée sur leur chemin !!! Le compte rendu annuel de ce service mentionne également que les fonctionnaires ont planché nuits et jours afin de restituer à leurs propriétaires ennuyés près de 96 MILLIONS d'EURO mais que certains se font toujours attendre au comico le plus proche. Quid de la différence vous me direz, l'argent non restitué ? Selon la loi, au bout de trois mois si la somme n'est pas réclamée elle revient au trouveur mais la moitié d'entre eux refuse cet argent sale (parce que tombé par terre) qui plonge alors dans les poches du département (appelé prefecture en anglais). Sacré pays hein ?
■ Autre truc complètement zinzin que j'ai appris, il y a une gare à une heure au sud d'Osaka qui avait pour chef de gare... un chat ! Tama était une star mondiale avant de décéder en 2015 à l'âge de 16 ans. D'abord chat errant, elle a rapidement été adoptée par le personnel de la petite gare de Kishi jusqu'à ce que la société qui exploitait cette ligne (Wakayama Electric Railway) l'intronise comme employée, avec un salaire... en croquettes naturellement ! Après sa mort (enterrement suivi par plus de 3000 fans et retransmis à la TV), non seulement la compagnie entière lui a rendu hommage et l'a bardé d'un titre honorifique posthume, mais un sanctuaire shinto lui a été dédié en la déifiant ! Aujourd'hui remplacée par son ancien second, Nitama, les félins sont responsables d'un business hallucinant pour la compagnie (on parle de 6 millions d'euro générés pour ses deux premières années en 2007/2008, la chatte ayant littéralement sauvé de la fermeture cette gare) et d'une explosion des adoptions de chat pour les foyers japonais. C'est aussi ça le Japon.
■ Il est vrai que certaines tendances font leur nid au Japon, je pense par exemple au café qui grand-remplace le thé (vous trouverez une pelletée de petits torréfacteurs trendy à travers le pays) ou même le kebab qui étend son empire tel Alexandre le Grand, après l'ouest acquis à sa cause sans grande difficulté, l'est ! Mais en me baladant énormément par-delà le pays, je remarque que les endroits pour se poser et reposer sont rares. Rien que les parcs, ils ne sont pas légions en ville. Des bancs publics ? Une espèce en voie de disparition ! Des squares pour les gosses, avec deux/trois jeux qui s'exhument des hautes herbes par leur squelette de métal, d'accord, mais faut marcher dans les recoins des banlieues et être chanceux encore pour voir ça. Alors oui, les grands centres commerciaux (façon mall à l'américaine) proposent toujours des toilettes impeccables, des espaces de « détente » mais jamais loin d'une foule de resto des plus grandes chaines de manière à ce que le doute soit permis quant à savoir si votre présence est admise si vous ne consommez pas (pour ce qui est de l'existence d'un employé japonais qui viendrait vous déloger, c'est une autre histoire). Mais contrairement à chez nous, il n'y a pas au Japon cette culture de l'oisiveté. Se poser plein soleil au bord d'un canal St Martin, aux Buttes-Chaumont, rien foutre que des aller-retours au Franprix pour les rafraichissements en récitant du Baudelaire ou taquiner le cochonnet dans la poussière du parc JB Lebas en sirotant du rosé, c'est du savoir-vivre français ça. Je rappelle que le concept même de bar/café n'existe pas ici ! Alors je ne parle même pas de faire une terrasse avec deux ou trois amis (les gens se retrouvent au Macdo pour ça, c'est dire). L'espace public nippon n'est, dirait-on, tout simplement pas conçu de sorte à laisser aux habitants des fenêtres pour le repos et compter fleurette. Le cadre spatial de la ville est voué à mettre au travail une population et à la faire crécher (même les terrains alloués aux maisons sont riquiquis et ne laissent pas de place à un jardin où se prélasser, si vous avez un jardin vous êtes soit très riche, soit un fermier à la campagne !), pour les plus petits il y a l'école et son chapelet d'activités para-scolaires pour les occuper tout le temps que les adultes travaillent, et pour les plus vieux, quelques jobs qu'aucun jeune n'accepterait puis direction les mouroirs, fin de l'histoire. Et ça me frappait durant mes marches, pourquoi y avait-il toujours autant de monde qui attendait dans sa bagnole sur un parking (de parapharmacie, de garagiste, de konbini, etc), je me disais, c'est bizarre, comme si ils rechignaient à faire leur course ensemble et que l'un attendait toujours dans le gros berlingot familial pour démarrer au quart de tour quand son complice reviendrait après avoir braqué le primeur du quartier, mais non, en fait ces gens étaient seuls et n'avaient pas d'autre endroit pour se poser, pour manger leur bento (en français on dirait leur tupperware, mais originellement le bento est un plat à compartiments avec différents mets) du midi sur le pouce, peut-être parce que les finances ne sont pas au beau fixe et que les collègues sont partis au yakitori (brochettes grillées), toujours est-il qu'un grand nombre de japonais campent dans leur bagnole sur des parkings ou en profitent pour piquer un somme avant de retourner au turbin. Cette réflexion peut être élargie au domicile, très compact et ultra fonctionnel, des japonais. C'est davantage un lieu où manger, dormir et repartir au boulot, qu'un espace confortable où se reposer.
■ De la même manière que vous ne trouverez pas de lot vous vendant 4 tasses de thé, vous ne trouverez pas de quatrième étage dans un hôpital au Japon (notons seulement que les japonais reprennent le système américain, « First floor » ou premier étage désignant pour eux le rez-de-chaussée, le quatrième étant donc le troisième étage pour autres). La raison est toute simple, le chiffre 4 ne s'écrit pas de la même façon mais se prononce « shi » comme la mort.
■ Loin des traditions chrétiennes, on ne peut pas considérer que le dimanche soit un jour de repos pour les japonais tant tous les magasins et activités sont ouverts comme à la normale. Il y aurait peut-être bien l'école pour dénoter mais celles-ci gardent toujours des horaires d'ouverture (même pendant les vacances et les jours fériés) pour accueillir les enfants qui souhaiteraient travailler calmement ou se réunir pour leurs clubs (sportifs ou autre).
■ Lorsque je suis arrivé au Japon, je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer la grande proportion de voitures neuves/récentes dans le parc automobile nippon. Je déplore toujours que cette forme de patrimoine populaire d'un objet à usage quasi quotidien (auquel je suis sensible bien que sans permis) soit sabrée par des décisions contestables car cela est dû à une politique de taxation importante vis-à-vis des véhicules qui prennent de l'âge et des contrôles techniques annuels qui sont bien plus onéreux qu'en France (on ne va pas se cacher qu'il s'agit d'une stratégie à peine masquée pour faire rouler le marché du neuf). Hormis quelques Mercedes et rares Volvo ou marques européennes orientées luxe (Porsche, Ferrari), je dirais qu'aux bas mots environ 95% des voitures roulant au Japon sont de marque nippone (Nissan, Toyota, Daihatsu, Honda, Suzuki et j'en passe).
■ Le taxi est très peu cher au Japon et donc hyper pratique, notamment quand on se trimbale des valises. Comptez environ 550 yen (3,35€) au moment de monter (le prix est affiché en général sur le pare-brise) et le même montant par kilomètre.
■ De mémoire, je ne suis tombé qu'une seule fois malade d'un restaurant au Japon (chiasse foudroyante moins d'une heure après, merci les WC du konbini) et c'est cruellement dans l'un de mes préférés, à Nippori (quartier de Tokyo) où une octogénaire prépare sous vos yeux votre tonkatsu (escalope de porc panée et frite) servi par sa fille. Mais une chose m'a toujours fait rigoler ici, c'est que si d'un côté on mange en face ou à proximité directe de la cuisine où est préparé votre plat, on peut également constater de sa propreté... ou pas ! En cela, il y a un côté vraiment « comme à la maison » et les restaurants ont souvent l'air d'être tenu par des amateurs complets. Je ne crois pas blaguer en disant qu'un contrôle d'hygiène fermerait au moins la moitié des établissements japonais, non pas pour la conservation des aliments, mais la crasse incrustée dans tous les recoins et le bordel permanent dans lequel les cuisiniers concoctent leurs plats.
■ Etonnant mais véridique, trouver du thé aromatisé (au citron, au yuzu, à la rose, au jasmin et que sais-je encore) est mission quasi impossible au Japon ! Si il est déjà pas simple de trouver des échoppes vendant du thé en vrac, ceux-ci ne sont déclinés qu'en une poignée de variétés, dont la majorité sont vert nature (c'est la région d'origine qui déterminera leur goût) et où le seul exotisme se révèle être le thé vert au riz grillé (genmaicha, très bon cela dit, on en sert souvent dans les restaurants). Autre fait étonnant, dans le commerce, qu'importe le prix ou la qualité, vous trouverez le plus souvent votre thé conditionné en petit sachet à usage unique (tel nos boites de Lipton). Pour ma part, j'ai dû me sevrer de mon thé habituel (La grande Catherine, Maison Unami à Lille, un thé vert sencha parfumé citron, mandarine, bergamote, orange, pamplemousse – j'vous avais dit que j'aimais les agrumes ?) par une trouvaille salvatrice dans un magasin bio niché entre les étals luxueux d'un grand magasin : un thé vert aux fruits et feuille de goyave. Ça fera l'affaire en attendant mon retour en France.
■ La technologie du shampoing solide ne semble pas avoir été découverte au Japon.
■ Au rayon des regrets, le mont Aso, vert volcan trônant au centre de l'île du Kyushu ou le surf que je n'ai pas pu pratiquer. Les deux points d'ailleurs étaient empiriquement accessibles, proches à vol d'oiseau de là où je résidais, mais en terme de logistique je déchantais rapidement. Il eut fallu que j'aborde le mont Aso dès mon arrivée depuis Kumamoto où il est le plus facilement joignable, mais depuis l'autre côté de l'île, je rentrais dans un dédale de trains avec des trajets à rallonge (nous parlons de 3 à 5h pour arriver sur site) et un réseau de transport qui contrairement à ce que j'ai pu en dire lors de mon premier séjour, trouve rapidement ses limites dans les régions de Kyushu et Shikoku.
■ Dans la culture et la société japonaise, il est encore très admis que la place des femmes est à la maison à notamment s'occuper des enfants. Ainsi, selon une conception traditionaliste, les femmes japonaises suivent un chemin libre jusqu'à ce qu'elles se marient et enfantent. À ce moment, elles se retirent de leur travail et commencent une nouvelle vie de ménagère. Il n'est donc pas rare que l'un des critères que l'on retrouve chez une bonne partie d'entre elles soit le salaire de leur conjoint (pour subvenir aux besoins du futur foyer) et il faut également noter que ce sont elles qui détiennent les cordons de la bourse commune (allant même jusqu'à laisser un simili argent de poche à leur mari pour ses loisirs et sa vie privée). Bien entendu tout cela pose d'énormes problèmes en cas de divorce car les prestations sociales ne sont pas aussi hautes qu'en France à ce sujet (de même que les droits du père sont quasi inexistants vis-à-vis de la garde des enfants). Toujours est-il que Kimie, la japonaise que j'avais rencontré dans un train à Kyushu, m'avait dit à ce propos que le point était largement débattu par la jeunesse japonaise, qu'une majorité d'hommes cherchait toujours à reproduire ce système conservateur et que les femmes au contraire voulaient s'en émanciper et garder une certaine indépendance financière et leur travail quand bien même elles eussent eu des enfants. Ainsi on voit fleurir des initiatives exemplaires comme celle de la mairie de Tokyo qui offre à ses fonctionnaires de passer aux semaines de quatre jours afin de se dégager du temps pour leurs projets de vie et de famille. Tout le monde s'y met !
■ Les bosozoku sont des voyous ou jeunes rebelles à moto organisés en bandes qui apparaissent à la fin des années 80 sur le territoire, dans une période de boom économique et de Japon prospère. S'ils partagent quelques codes avec un Hell's Angels américain et bien plus précurseur, pour leur inclination envers la violence, leur statut de paria social chassé par les forces de l'ordre, l'origine de ces rassemblements est la moto : un symbole de liberté et d'émancipation accessible aux masses populaires. Son appropriation passe par le tuning et la customisation des engins et notamment en les trafiquant de sorte à ce qu'ils deviennent le plus bruyant possible. Le manga Great Teacher Onizuka de Toru Fujisawa (dont j'ai chanté les louanges dans le tout premier article concernant mes séjours au Japon) les dépeint d'ailleurs assez justement, soudés par un code d'honneur et ostracisés parce que déviants de la norme, la pente fatale les fera glisser dans la criminalité et l'illégalité (notamment via la loi anti-gang de 1991 visant en priorité les groupes de yakuza) et transformera les bosozoku en phénomène marginal, anachronique ou ringard, une fois que ses principaux trouble-fêtes auront connu la rudesse de la police nippone et des séjours à l'ombre. Pourquoi je vous parle de cela ? Eh bien parce qu'outre l'impact de ce phénomène survivant dans la culture populaire, à diverses reprises durant mon séjour en campagne et périphérie, j'ai été frappé de retrouver des traces de ces bandes. Ça a démarré à Nango, puis à Kusu, et encore récemment en banlieue de Matsuyama, le tuning de véhicule est répandu d'accord, mais la réunion en petite bande pétaradante et produisant un fameux boucan dans les ruelles d'habitude si paisibles n'ont pas manqué de me marquer. Bien sûr tout cela n'a rien de comparable avec les « grandes heures » des bosozoku, mais il subsiste à travers le pays un héritage de ce phénomène.
■ Les jeux d'argent sont interdits au Japon (en dehors du pari sur quelques sports et de la loterie nationale) depuis 1907. Si le poker s'installe doucement sur l'archipel, c'est toujours le pachinko (genre de flipper imbitable) et le mahjong (jeu de stratégie d'origine chinoise avec de petites tuiles) qui dominent ce marché et contourne la loi du jeu d'argent en proposant d'échanger de l'argent contre des billes (pour le pachinko). Des billes sont nécessaires pour jouer donc pour commencer il faut en acheter, et si vous gagnez, vous gagnez plus de billes, qu'un guichet en dehors du « casino » vous échangera contre du vrai argent. L'ambiance des salles de pachinko est une vision de l'apocalypse : bruit assourdissant des billes qui s'entrechoquent, musique techno à gogo, robots lobotomisés qui jouent inlassablement. Le mahjong et le poker sont de leur côté beaucoup plus discrets voir clandestins et proches des milieux yakuza.
■ Les odeurs de la nature japonaise sont à la fois incomparables et irrésistibles. J'attends impatiemment mon retour en octobre pour sentir à nouveau le kinmokusei (olivier odorant qui fleurit dans les jardins et embaume les ruelles).
LE PAYS EN FAILLITE
Jusque dans les années 80, il n'était absolument pas rare au Japon de quitter son domicile et ne pas fermer sa porte à clé. De cette habitude d'attention, de confiance, de sécurité collective où chacun veille sur son prochain héritée de siècles d'ordre féodal abolis très tardivement au XIXème siècle où le Japon nait d'un facteur et dénominateur unifiant plutôt que divisant, il subsiste encore de petites traces très concrètes, comme quand on laisse son vélo non attaché face à un commerce le temps d'une course, ou qu'on abandonne ses affaires à la table d'un restaurant pendant que vous partez aux toilettes.
C'est un véritable exercice mental pour nous autres.
Je veux dire que quand je suis ici, j'ai encore le réflexe de penser à ces choses, type je suis avec mes valises mais je dois aller à la borne dans un hall de gare noir de monde, puis-je laisser mes valises dans un coin sans surveillance quelques instants ou dois-je emmerder tout le monde et fendre les foules tel un prophète ? La dernière fois, je me baladais avec mon étui à guitare et je m'étais arrêté aux toilettes d'une autre gare. J'avais laissé l'étui en dehors des lieux parce qu'ils étaient exigus et sales, non sans y repenser à deux fois, et à mon retour, naturellement, l'étui m'attendait toujours. Ce sont des exemples issus de mon expérience dans les grandes villes, ils n'ont pas matière de vérité absolue, car si une personne mal intentionnée était passée par là, eh bien qu'aurais-je dit du Japon ? Que toutes ces histoires de sécurité, qu'il n'y a pas de voleur, sont des foutaises ? Qu'il ne pouvait s'agir d'un japonais mais d'un étranger ? Des voleurs, des violeurs et des criminels, il y en a partout, et cela vaut aussi pour le Japon. Vivant sporadiquement ici, mon retour étant imminent, je ne peux m'empêcher de réfléchir à pourquoi la France a failli à devenir un pays où je puis – dorénavant – bien me sentir. Car plus les mois passent, plus il m'apparaît évident que je me sens bien mieux au Japon que partout ailleurs. C'est pour un lot totalement flou et varié de raisons, allant (pour l'instant) des paysages à la tranquillité absolue qui vous envahit quelque soit l'endroit où vous vous trouvez. Je dis pour l'instant car je n'ai pas de véritable expérience de la vie en société, en collectivité, pas la moindre relation amicale, professionnelle, qui sont drastiquement différentes de ce que j'ai pu connaître par le passé. Reste que depuis le Japon, j'appréhende déjà mon passage à Paris, qui ne doit pourtant pas dépasser les 24h. Je l'appréhende parce que rallier le centre de la capitale via son métro n'est pas une mince affaire, que je vais redevoir mettre mes sens en alerte et être sur le qui-vive en permanence. Et je ne pense pas que ça soit céder à une quelconque forme d'insécurité, d'alarmisme que d'écrire ou ressentir cela. Je pense que venant de là où je viens, le Japon, retournant dans ce pays dans lequel j'ai grandi et habité pendant plus de 30 ans, dont j'ai l'expérience et la culture chevillées au corps, on aborde simplement pas les choses de la même façon des deux côtés du globe, et ainsi il vaudra toujours mieux prévenir que guérir.
Maintenant, pourquoi la France est-elle devenue ce qu'elle est ? Je ne vais pas avoir l'audace de vous peindre le tableau qu'en font les médias mainstream, et si je parle pour moi-même de « sens en alerte », de « qui-vive » ou « d'insécurité », je ne cède pas pour autant à une rhétorique (extrême)droitisante, qui consisterait à jeter le bébé avec l'eau du bain, ouin ouin le pays s'engouffre dans la violence des quartiers, la submersion migratoire, le rayonnement de l'idéologie woke ou islamo-tantriste ou que c'est les vagues successives de vilains immigrés (dont le colonialisme est en partie le point de départ) qui dévoient la pureté de notre culture et savoir-vivre qui ne connaissaient ni le crime ni la misère et encore moins la déviance. Non. La violence est ailleurs et j'explique ce destin cruel par la voie du capitalisme, suivie tel un mantra depuis bien des générations politiques soutenant des castes de possédants qui (profitant de leurs gestes les soutiennent en retour) non seulement reproduisent les inégalités en les creusant toujours plus mais procèdent à l'écharpillement du socle social des républiques et de la démocratie au profit d'un dessein voltairien « L'esprit d'une nation réside toujours dans le petit nombre qui fait travailler le grand nombre, est nourri par lui, et le gouverne » (c'est du Voltaire dans le texte) daté d'avant la révolution française et toujours à l'oeuvre malgré la-dite révolution sur laquelle se bercent tant de nos mythes. J'apporte deux autres petites citations pour le contrepoint, même époque, de Jean-Jacques Rousseau cette fois : « Le riche tient la loi dans sa bourse » ; « Il n'y a guère de fortune dont l'origine soit tout à fait avouable et ne tienne sur le détroussement d'autrui », avouez que ça n'a pas prit une ride en presque 300 ans ? Quelle amertume.
Et c'est cette iniquité qui est au centre du brasier ; ces richesses concentrées et protégées qui valent à certains inatteignables dans leur tour d'ivoire le milliard et à d'autres semblables de crever la gueule ouverte (quand on ne la remplit pas de bombes) ; et enfin, cette logique du chacun pour soi, du seul entre-soi qui vaille, celui consistant à protéger l'ordre en place et ne point le bousculer car on ne touche pas au sacré, l'ordre divin établi, on ne redistribue pas l'argent sacré, le seul sacré qu'on puisse tolérer à partager c'est peut-être la foi ou l'Espérance, une vie meilleure, mais dans l'au-delà, et là encore, les institutions religieuses gardent sévèrement leur monopole sur son exploitation et tiennent leurs croyants en laisse. Ce que nous avons failli à créer en plusieurs siècles, il n'est selon moi plus possible de le reconstruire tant les fondements de ces idéaux sont enfouis sous des tonnes d'explosifs visant à diviser les masses. Le peuple réduit à sa plus petite unité, l'individualité, seul contre tous, est englué dans une survie quotidienne et quelques grandes échéances de vote tendent à lui rappeler que sa volonté ou sa souveraineté ne sont que des mirages dont l'image anime les campagnes politiques et les divertit d'une tardive prise de conscience. Qui peut encore croire ? Qui peut encore espérer ? oh j'entends, certains cherchent à sauvegarder la maigre avance, le privilège qu'ils ont sur leurs voisins, joue le jeu de ceux qui seront les premiers à les en détrousser, c'était en une autre époque le pari de Pascal, mieux vaut-il croire qu'il y a quelque chose après plutôt que le néant, et en ça, ils auront toujours plus de chance sur le désespéré. Mais voilà, j'ai fini de croire à l'avenir politique de mon pays. J'ai fini d'y croire comme quand j'ai jeté hors de moi l'idée embarrassante et écrasante d'un dieu. Il ne me reste plus qu'un esprit indigné et révolté qui ne cessera donc jamais de s'émouvoir de quelques belles formules qui mettaient le feu aux poudres et valaient la potence aux agitateurs. Ces agitateurs qui ne faisaient que rêver d'un monde plus juste et digne, non pas pour eux, mais pour leurs égaux.
MATSUYAMA BLEU COMME SES ORANGES
Nous sommes un mardi et il est presque 15h dans la banlieue de Matsuyama, plus grosse ville de l'île de Shikoku au Japon. Quelques jours plus tôt, j'assiste à une cuisante défaite des Mandarin Pirates, l'équipe de baseball locale, aussi je ne m'attends à peu près rien en arrivant ici, au Ningineer Stadium, niché au fin fond de la ville. Pourtant, sur le parvis, une foule surprenamment dense déambule entre une variété de stands, bien sûr de nourriture, mais aussi de jeux, sponsors, habituels goodies aux couleurs et à l'effigie du club.
Si le football se présente au moins au départ et sur le papier comme un affrontement équitable de deux équipes de onze joueurs, le match qui se passe en tribune est lui, rarement à l'avantage des visiteurs. Car passé le quart d'heure de jeu, le véritable intérêt de cette rencontre s'est déporté depuis le terrain aux tribunes où une nuée orange continue en effet de soutenir à corps et à cris l'Ehime FC, déjà déficitaire de trois pions. En face du kop où la mascotte à tête de mandarine s'agite, une trentaine de supporters violet en faveur du Myuda FC, dans le département lointain de Shizuoka, fête déjà leur victoire à l'extérieur et espère ainsi peut-être s'extirper du ventre mou du classement. Lanterne rouge de la seconde division de Jleague, les espoirs de Matsuyama et d'une remontada s'envolent à la vingtième quand l'écart se creuse à quatre buts et qu'on entend les premières véhémences des locaux à l'encontre d'une défense laxiste et perméable ou d'une pointe qui dans cette première période n'aura jamais su inquiéter ses adversaires. Pourtant, a contrario des tribunes européennes, la japonaise (et je vous écris depuis le kop) présente une mixité assez fabuleuse, d'âge (du retraité endormi au nourrisson geignant) et de sexe. Une ambiance résolument familiale qui me rappelle un peu celle des tribunes de New York, confortée par les multiples mascottes qui se baladent en bordure de pelouse ou directement en tribune, les activités et concours destinés aux enfants et cette tendance amusante qu'ont les japonais à toujours grignoter partout où ils vont. Parmi ce joyeux fourre-tout, il faut noter la présence d'une dizaine d'ultras reprenant l'imagerie de L'orange mécanique (adaptation de Kubrick du roman de Burgess), qui côté teneur en agrumes est raccord avec la région, mais pour l'ultraviolence, n'a jamais fait la réputation des supporters japonais.
En dépit d'un match déjà réglé à la fin de sa première mi-temps tant l'opposition est faible, la seconde laisse imaginer un sévère remontage de bretelles dans les vestiaires car les locaux finissent par se réveiller et montrer un peu plus de volonté dans le jeu. Techniquement ça reste cependant pauvre, brouillon. Les passes sont hasardeuses, les schémas flous vous rappellent vos pires matchs de district et les solutions trouvées tirées par les cheveux. La balle subit son destin de boule de flipper à rebondir en tout recoin des surfaces sans véritable sens, jusqu'à, en deux occasions chaotiques, se loger inexplicablement dans le filet du Myuda FC qui s'était à peu près complètement endormi face au manque de répondant de ses opposants. L'espoir renait mais l'écart réduit même à deux buts pour espérer arracher le nul finit par être douché par un anti-jeu notoire et les roulades au moindre contact des visiteurs, ce qui fait fulminer comme rarement les supporters japonais à mes côtés. Il faut noter à ce titre qu'entendre des nippons ouvertement se plaindre et réprimander, invectiver, est exceptionnel dans la vie quotidienne ! Il est considéré comme déplacé ou impoli de créer un tel vacarme pour attirer l'attention sur son sort. Ici, point de personne qui hausse le ton et dit tout haut ce que les autres pensent tout bas, l'omerta et les bonnes apparences sont de mise, aussi le stade me rappelle à ce moment son pendant antique grec du théâtre et de sa catharsis, la purge des passions, permettant à monsieur tout-le-monde de rentrer chez lui l'âme en peine après cette défaite 2-4 et une place incontestable de bon dernier de la ligue sans foutre de rouste à son gamin qui aura eu le malheur de lui demander à quoi cette déroute s'est jouée.
Malgré la défaite, une première mi-temps à sens unique et un sursaut en seconde, bien plus disputée, l'équipe s'incline au propre comme au figuré face aux tribunes des supporters ayant fait le déplacement pour ce piètre spectacle, car oui, l'équipe s'excuse littéralement et son capitaine, puis l'entraineur et un cadre du club, sont même pris à parti par des remontrances venant des ultras et de supporters en colère pour la vilaine prestation du jour. La scène n'est pas sans rappeler la conscience des dirigeants et leurs responsabilités face à l'échec et les multiples démissions qui ont émaillé l'histoire nippone face au manque de résultat d'une entreprise/d'un corps politique (chacun arrivant en poste avec un motto, une devise interne résumant sa volonté et la mission de l'entreprise). Le stade quant à lui se vide à peu près que des bénévoles sillonnent déjà les bancs afin de faire place nette et ramasser les rares déchets qu'on y aurait oublier. Je longe le zoo voisin faisant office de dernière barrière avant que la nature n'ondule et ne reprenne ses droits, et m'enfonce à l'opposé, dans un filet de rues calmes alors que le disque rouge de l'horizon flamboie sur Matsuyama.
LE JEU DES MILLE BORGNES
Non sans un brin de stress, j'attrape un bus matinal avant six heures pour Kobe. C'est la fin de la Golden Week, et les transports sont bondés, le pays retourne au travail, à la normale. À vrai dire pour l'horaire je n'ai pas eu le choix car de toutes les compagnies qui proposaient des trajets sur cet axe (Kobe/Osaka), c'était le seul bus encore disponible, alors le choix a été vite fait. Après des galères de réservation sur des sites codés avec le cul et comme d'habitude des barrières vraiment chiantes pour les étrangers qui souhaitent accéder au service (outre le site non traduit, ici sans numéro de téléphone nippon, pas de billet, heureusement une copine m'a prêté le sien, mais aussi, il faut un nom en alphabet japonais pour réserver, et comment que je fais moi ? cette même copine l'a traduit phonétiquement, merci à elle), bref je finis à ma place dans un bus ponctuel (bon ça j'en doutais pas mais le chauffeur a attendu à la seconde près l'heure du départ avant d'appuyer sur le champignon) et en route pour Kobe où je prendrai un dernier train pour rejoindre Osaka puis l'aéroport sonnant la fin de ce second séjour. Question organisation, quand bien même mon avion quittait le tarmac vers 19h, j'ai préféré coucher une nuit à Osaka (troisième plus grande ville du pays), histoire d'être large en cas de pépin logistique mais aussi de découvrir un peu cette rivale, cette ennemie jurée de Tokyo, en tout cas c'est ainsi qu'on les oppose. Et la proximité d'Osaka avec Kyoto a permis à cette Anne-Charlotte, copine sauveuse sus-mentionnée, de descendre passer la journée avec moi en ville.
Question logis, je suis opté pour une chambre à 14€ dans une sorte de business hotel, petite chambre à tatami traditionnelle avec frigo et tv (douche et wc à partager sur le palier), à peu de choses près la même (le charme du vieux en moins) que celle que j'avais connue à Asakusa en quittant Tokyo l'année dernière. Mais si le tarif est si bas, c'est aussi parce que je suis dans un des quartiers les plus populaires – pour dire le moins – de la ville. C'est même un choc pour moi tant j'ai été habitué dans mes traversées à ne jamais rencontrer la pauvreté, la plus extrême, la misère des rues, et ici, elle a un visage assez précis, celui d'hommes, seuls, souvent vieux et abimés, en fauteuil roulant, qui errent d'un bout à l'autre d'un parc en plein soleil, mange sur un muret de pierre un bento à un prix dérisoire (pour vous dire, j'ai trouvé ma ration de yakisoba pour 200 yen soit 1,60€!), ou fume leur restant de vie le regard perdu dans ce quartier où pullulent les hôtels bon marché, et donc les touristes au contact de cette cour des miracles où des balayeurs bénévoles viennent refaire une beauté quotidienne à cet ilot de perdition. Et entre tout ça, des travailleurs, manutentionnaires, des bains publics, les habituels konbini, des shotengai labyrinthiques et poussiéreux à n'en plus finir, des salles de jeu/pachinko où brûler ses derniers espoirs et des restaurants peu ragoûtants au tarif imbattable dans un air de Japon dévasté et à l'abandon. Mais je remonte pour l'instant plus au nord, vers les lumières, pour retrouver Anne-Charlotte, connue il y a plusieurs années à Lille, qui s'est depuis installée à Kyoto avec un visa en poche pour apprendre la langue. Ensemble nous visitons le parc de l'imposant château de la ville, puis le centre bouillonnant d'Osaka, à savoir ses quartiers de Dotonburi et Shinsaibaishi, deux endroits où on ne sait plus où donner de la tête entre les décorations foisonnantes et animées des enseignes de restauration qui donnent dans la surenchère permanente (toujours plus clinquant et coloré, rien ne sera assez gros pour appâter le chaland) et la foule étouffante (peut-être grossie par l'expo universelle qui se tient en ce moment-même mais qui me passe à 100km au-dessus de la tête). Autour des grands axes couverts de ces deux quartiers se multiplient les bars à hôtesse, des zincs minables à tous les étages possibles, des love hotel (on peut y réserver une nuit ou seulement de courts créneaux en tout anonymat, chambres à thème, tous ne sont pas glauque ou le théâtre d'assassinat mais je vous laisse imaginer le reste), et des stands de restauration sur le pouce à l'image des fameux takoyaki (morceau de poulpe enrobé de pâte saupoudré de sauce sucrée et bonite séchée) dont Osaka est l'ambassadrice. Mais à dire vrai, l'impression que me fait Osaka me met mal à l'aise. D'une part parce que je couche dans un quartier comme je n'en avais jamais vu au Japon, mais d'autre part car la ville dégage une ambiance foutraque, assez malsaine (entre magasins de luxe, son économie du vice, des salles de jeu immenses partout où se pressent des zombies désespérés, des filles à peine majeures dans la rue qui font les yeux doux aux étrangers à détrousser), bref il y a un côté glauque et malaisant, à la limite du danger qu'on sent roder, qui peut être tapi dans l'ombre et prêt à surgir à n'importe quel instant. Osaka est fameuse pour sa vie nocturne, l'ouverture de ses habitants (je pense ne pas me tromper en soulignant l'ouverture à tous les sens du terme), a contrario de Tokyo, feutrée, discrète, où vos voisins s'enfuient pour ne pas vous croiser, où on limite au strict minimum les échanges, c'est certain qu'il n'y a pas de chaleur à Tokyo, mais il y règne un climat beaucoup plus apaisant – pour moi en tout cas.
Le lendemain matin, après un dernier tour dans mon quartier de Nishinari, je m'installe dans le bouiboui ultime où la patronne, ravie de voir un gaikujin (étranger) pénétrer son rade, me sert une ration « big size » me souffre-t-elle malicieusement, de katsu karre (escalope de porc et curry sur lit de riz). Ce genre de restaurant dans son jus (comprendre sale et bancal) ne contient que six ou sept places assises, dans le fond une ou deux chaises pour les habitués qui attendent qu'une place se libère, une télé dans un coin crache ses informations et au mur un menu écrit à la main avec des prix extrêmement bas et une bibliothèque qui aligne les mangas d'une autre décennie. Tout est préparé minute dans la cuisine attenante. Au moment de régler ma note de 4,60€, la patronne me glisse un petit sachet de friandises avec un grand sourire, de quoi quitter plus en paix la ville. Et si j'accepte cette touchante attention, je ne m'en sens pas digne également. En définitive, je n'ai que poussé la porte de son bouiboui, dépensé mes euros convertis et fini mon assiette en la remerciant chaleureusement, mais autour de cette misère ambiante, j'avais l'impression d'ôter le pain de la bouche de quelqu'un et ces friandises me brûlaient les mains. C'est parfois dur d'accepter qu'il vous arrive du bien. Je pense souvent ne rien mériter, que ce sont mes privilèges qui m'ont acheté tout ça. Restent ces souvenirs, un restaurateur du fin fond de la banlieue de Matsuyama qui vous décoche ses plus belles canines car vous avez honoré ses nouilles, le réveil sur ce lac turquoise près de Elche où j'avais posé ma tente avec Lucie, l'accueil des habitants de Mamoiada en Sardaigne, Moujib qui habite Cargèse et me retrouve chaque fois sur sa route à faire du stop, toutes ces années à parcourir le monde laissent de jolies traces en moi. Alors que l'Airport Express s'éloigne d'Osaka, une vague d'émotions se soulève en moi à la vue de cette banlieue qui s'oblique et que je quitte car c'est le pays tout entier qui file sous mes yeux une dernière fois. Pour l'heure il est temps pour moi de retrouver un nouvel été à Piana, la Corse, l'hôtel, le travail et sans doute League of Legends, Valorant et quelques chats errants. Je vous écris depuis un avion plongé dans le noir à la conquête d'un matin chantant en France, heureux de pouvoir partager mon temps entre ces épisodes en France et d'autres où je revis.
FAMOUS LAST WORDS
Je reviendrai.