Mare a mare

Normandie, août 2021

Pourquoi la Corse ?

Pour un mois de mars clément, l'île possède une situation idéale dans la Méditerranée tout en partageant avec ses voisins continentaux plusieurs aspects attirants : les facilités d'accès établies par l'état français pour des services comme la poste, les soins ou la langue d'usage sont toujours appréciables quand on veut voyager ; la riche géologie de cette île de 180km de long pour 80 de large me promettait différentes merveilles à découvrir tant du côté des montagnes que de la mer ; et enfin, sa proximité (culturelle et géographique) avec l'Italie en faisait un point de passage quasi obligatoire pour moi qui ne connaissait rien de l'île, si ce n'étaient ces vagues histoires mafieuses qu'on pouvait se raconter en singeant l'accent corse et en parlant de te faire sauter ta baraque de pinzutu (un habitant du continent pour les corses) avec des figatellu. 

Le ferry se soulève légèrement sur la houle. Les passagers ont pris place sur le seul pont que je visiterai, ils s'espacent, réservent déjà leur banquette pour la nuit, certains ont prévu le coup, qui d'une couverture ou d'un sac de couchage. J'avise des prises USB où recharger batterie externe et gsm, je m'installe à une table et j'achève d'écrire les dernières lettres de ma première itinérance. Le crépuscule tombe, bientôt la mer devient d'encre, on ne distingue même plus notre propre faisceau. En face de moi un couple s'installe. Ordi portable, chaises faisant vis à vis pour poser les pieds, deux sacs provenant du Mcdo, la soirée télé parfaite pour ce couple d'une vingtaine de balais, reproduite ici en pleine mer. Le mec a quand même la présence d'esprit de me demander si le volume ne me dérange pas, je me déride : « si si mon vieux, pas qu'un peu », il le baisse en m'interrogeant de l'oeil, je lui concède pour la forme. Dans le salon derrière nous, il y a de toutes façons deux écrans plus grands que vous et moi qui débitent des infos qui ne nous regardent pas. Le son n'est pas coupé, et ce serait dommage d'ailleurs, puisque vient après une émission en l'honneur de monsieur Eddy Mitchell. Sans aucun putain d'intérêt si ce n'est l'amplitude des ronds de jambe effectués par les invités devant notre nouvelle dernière icône française depuis que notre Johnny national a débranché le mic. Je dors d'un œil. Le ferry suit sa course lente contre la nuit. Je me réveille toutes les heures, les lumières du plafond sont en mode en plein phare, je vérifie nerveusement, rien n'a bougé autour de moi, tout est là. À mon dernier réveil, il est à peu près six heures, quand le lourd bateau entame une manœuvre. Ce que je vois c'est déjà la terre, le port, c'est la Corse. On débarque juste un peu après, comme dans une base militaire, avec de longs couloirs et des véhicules qui cheminent sur les quais. Moi je suis à pattes, j'avance seul, je m'extrais des barrières, j'atterris sur une grande place endormie et voilà, j'y suis, c'est ça la Corse. C'est un peu petit peu ailleurs, mais aussi quelque chose qu'on connait déjà. Bastia a un air méridional, un air italien, mais ça reste du connu quand on a traversé Marseille, Toulon ou Montpellier le mois dernier. J'engloutis un petit déj sur le pouce, et je m'engouffre dans ses rues matinales. Une myriade d'escaliers coupent les rues et permettent de monter à flanc de colline sur les hauteurs de la ville. C'est beau. Je repense à Sergio Larrain, photographe chilien bien connu pour son portrait fantasmé de Valparaiso, et je repense du coup à ce photographe local que je me donne pour mission de rencontrer. Largement inspiré du premier, son hommage s'intitule Bastiaraiso, et aujourd'hui, je comprends véritablement pourquoi. Je monte et j'arrive à un vieil hôpital militaire qui sert de parking pour les travailleurs qui arrivent de bonne heure. Je m’assois au sommet d'un petit bâtiment chauve, je laisse le soleil me réchauffer, il fait maintenant plus de dix degrés, à peine huit heures, et j'aperçois une petite ouverture dans un mur de la ruine qui me fait face. J'emporte mes affaires et j'entre, progresse à pas de loups, craignant une mauvaise rencontre, mais j'avance, puis fais le tour de ce complexe abandonné. Je me dis que pour une nuit ce serait pas si mal sauf que je ne veux pas trop rester ici, en ville, alors je descends et je prends la route. Je longe le port, je vois les deux phares à son entrée, je lézarde dans la citadelle et je continue ma route contre la mer. Un vieux bonhomme, Aldo, ancien tailleur et victime de deux AVC construit des cabanes et des sculptures dans un jardin public faisant face à la Méditerranée. Il m'observe, me jauge, et se demande si je suis digne avant de me livrer les secrets de sa vie, c’est comme ça qu’on fonctionne ici. Plus tard, deux retraitées s'arrêtent à mon niveau, me demandent si je n'ai besoin de rien. Pensez, un jeune blanc en plein désœuvrement, chargé de son sac comme d'une croix. Un grand centre commercial m'invite à acheter le repas du soir et du lendemain, je sais que je dois être aux aguets sur ce point, car en basse saison, une mauvaise surprise dans un petit village peut se payer cher. L'autostop commence sur la route territoriale. Ici il n'y a pas d'autoroute ni de nationale, mais des territoriales. J'attends. Je vois défiler des centaines de bagnoles, sans un signe, je me refais le film que j'ai vu passer dans les Bouches-du-Rhône et je me dis : putain j'y suis, le sud c'est vraiment quelque chose. Au final, une sœur et son frère s'arrêtent. Il est marin pour Corsica Linea et elle instit' en remplacement dans les petites patelins. Après une course, elle me propose de m'emmener au village où je désire me rendre, Venzolasca, dont j'ai tant entendu parler pendant des années et des années par une amie qui y allait très souvent. J'y suis accueilli par le chapelet local de vieux corses qui discutent depuis leurs bancs, entre eux. Ils regardent ma caravane passer en silence, je monte jusque l'église, effraie les chats errants, et voilà, en une demi-heure le tour de ce charmant petit village est plié. Plus personne sur la place, on entend des voix provenir du seul troquet « chez Tintin », vous avouerez que ça fait pas très corse ça non ? et poursuivant ma route, je passe devant un couvent en ruine mais habité par deux familles, une forêt qui monte profondément dans les montagnes auxquelles s'adosse le village et un cimetière que je finis par choisir pour en faire mon lieux de campement pour la nuit. 

Je ne suis pas incommodé par les questions de rite, de mortalité, de gens qui reviendraient de la mortalité. Aussi, bien qu'ayant trouvé un carré d'herbe où planter ma tente, c'est poussant la porte d'un large caveau et trouvant son mur de droite complètement vide, que je décidai d'y coucher. Alors bien sûr que j'ai flippé, mais seulement de voir les pochtrons du village décider subitement de faire une descente nocturne (parce que le cimetière se trouve le long de la route, tourné vers la mer, à la sortie de la ville) pour rendre un hommage vibrant au fameux Tintin, voisin céans de votre serviteur. Infine, la nuit – passablement froide, pour conserver qui de droit – s'est déroulée sans aucun incident. Le lendemain matin, alors que le soleil bat son plein, je continue ma descente par le village voisin de Viscovata. Je remarque des bagnoles abandonnées garées tout le long de la route, parmi d'autres qui me le semblent moins, et je me dis, tiens, c'est marrant et poétique quelque part, leur chauffeur a du s'arrêter là un jour, il est remonté chez lui, un soir, et il en aura pris une autre le lendemain, sans un regard pour la précédente, qui sera restée là à essuyer le passage du temps. Je m'arrête dans un jardin où une vieille dame me propose de goûter ses kiwis ( ! quelle surprise d'en voir ici, j'ai toujours cru que ça venait d'hyper loin, même s'ils n'étaient pas mûrs les salauds) poussant le long d'un gai cours d'eau, je m'arrête à une boulangerie manger une spécialité du Maroc, la pastilla, et discute avec la tenancière qui finit par m'écrire sur le bout d'une serviette non pas son numéro, mais celui de son père, au cas où je n'arrivais pas à rejoindre la prochaine étape de mon voyage, Cargese, pour y assister le lendemain aux funérailles de la figure nationaliste, Yvan Colonna, fraichement décédé et rapatrié sur l'île. Je me mets en chemin, marche un bout bon de route, atterris finalement au rond-point que j'avais trouvé sur les cartes, entre Bastia et la route de Corte ou Ajaccio. Moins d'une heure d'attente et c'est André qui m'emmène. Facteur de son état, nous allons ensemble jusque Ponte-Novo où m'explique-t-il, les armées corses ont perdu face aux forces franco-prussiennes leur indépendance il y a de cela à peine plus de deux cents. Je regarde ce pont qui ne surplombe plus d'un seul morceau le cours d'eau qu'il surmonte et je crois deviner au ton de mon chauffeur une certaine amertume ou une tristesse. Quoiqu'il en soit, André m'invite avec force persuasion à choisir ce qui me fera plaisir dans la boulangerie où il m'arrête. Je le remercie et il me souhaite bonne route. Cette anecdote me permet ici de creuser un bref aparté pour établir un très bref historique de la Corse. L'île s'est assez vite vue accaparée par les grandes puissances qui régnaient sur la mer qui l'entoure car cela faisait d'elle un point stratégique naturel. Jusqu'au XVIIIe siècle, c'étaient les Génois qui en avaient la garde et une révolution menée par le général Pascal Paoli a laissé la place à la première démocratie depuis un bail, dont la constitution fut rédigée avec l'aide d'un certain J-J (pas Goldman non) Rousseau, et dont on dit ici qu'elle servira même de base à celle des Etats-Unis ! Des peuples libres et égaux en droit, ça ne plait pas aux puissances en place, et paf, Louis XV récupère par un traité avec les Génois l'île et compte bien faire filer tous ces bouseux droit, guerre, pan pan t'es mort, l'île devient française en 1769 par la force. 

Nouvelle attente pour moi, pas bien longue d'ailleurs, et c'est une femme seule qui s'arrête pour me prendre, tiens ça fait du changement pour mes stats (je tiens un petit carnet avec de brèves infos sur chacun de mes chauffeurs). Isabelle travaille à la mairie de Bastia et file à l'autre bout de l'île, à Ajaccio. Elle pensait que j'étais un petit étudiant, comme son fils qui fait ses études de langue corse à la faculté (la seule de l'île) de Corte, qui avait loupé son train. Et non, je vois sa désillusion quand elle m'embarque, je ne suis ni étudiant, et encore moins corse. Je lui demande si ça fait une différence, elle élude d'un revers la question et me questionne sur ma destination. Tandis que je me suis mis en tête d'aller aux funérailles d'Yvan Colonna, elle, se rend à la mise en bière du défunt, qu'elle a connu dans sa jeunesse, étant native du même village que lui. Notre conversation porte principalement sur l'île, ses habitants, et l'actualité politique brûlante car l'agression à l'origine du décès du prisonnier corse a mis le feu aux poudres sur l'île. Pour rappel, Colonna est le présumé assassin du préfet Claude Erignac à Ajaccio en 1998 dans une période où le mouvement du Front National de Libération Corse sévit brutalement partout sur l'île. Qu'il soit coupable ou non, la Justice française a tranché pour lui puisque tous ses recours ont été refusés. Marié et père de famille depuis son séjour à perpétuité en taule, les demandes successives de Colonna et des deux écroués qui lui auraient servi de complices de rattachement à une prison corse se sont elles aussi vues refusées. Ici, pour tous les gens que j'ai pu interrogé, l'innocence du berger de Cargese ne fait pas un pli et son incarcération sur le continent constitue un acharnement, un énième affront, preuve du mépris accordé à tout ce qu'on estampille en provenance de l'île de beauté. Et cette injustice est vécue au quotidien par ces corses qui se refusent à se dire français. Exemple des élus locaux, tendance autonomiste comme dans certaines îles d'outremer, qui ne sont pas écoutés par les plus hautes instances de l'état concernant la gérance de l'île ou d'un très lourd tribu payé historiquement par le peuple corse pour sa participation à la première guerre mondiale (des près de 53 000 envoyés, 11 400 ne reviendront pas, faisant de l'île l'une des régions les plus impactées par ce taux de mortalité). Voilà ce qui revient généralement dans les discussions concernant la gestion de l'état sur les habitants de l'île : de l'indifférence au mieux, du mépris et de l'injustice surtout. D'un bout de l'île à l'autre, Isabelle me dépose à l'entrée d'Ajaccio en me laissant ses coordonnées pour l'enterrement du lendemain, me proposant une solution pour stocker mes affaires le temps des funérailles. Je continue ma route seul vers Cargese, prend un puis deux puis trois autres véhicules et arrive enfin à destination. D'un bout à l'autre de la ville des tags « Gloria à Yvan » ou « Statu francese assassinu » sont visibles ne laissant plus de place au doute. J'entame une marche jusqu'à la pointe de la ville où on peut apercevoir une des tours génoises qui trône tout autour de l'île, plante la tente face à la mer et m'endors finalement après un superbe coucher de soleil. 

Après avoir posé mon sac dans un des hôtels remplis de journalistes venus spécialement pour l'événement, je marche un peu dans le centre où s'amassent des gens de toute l'île vêtus de noir. L'ambiance est particulièrement tendue. On se salue entre insulaires et regarde passer hostilement les inconnus. Un journaliste de RFI qui revient d'Ukraine me dit qu'il a quitté un terrain de guerre pour un autre et m'avoue sans détour qu'il a encore plus de mal à gratter quelques renseignements ici qu'entre deux villes bombardées. Une consigne a été donnée pour les locaux, on enterre un homme, un berger et le fils d'une des grandes familles du village, motus sur la politique aujourd’hui. Deux ou trois milles personnes voient arriver vers 15h le cercueil qui sera porté à bout de bras par une foule d'hommes du village qui se relaieront tout au long du chemin qui les séparent de l'une des deux églises (une catholique et une protestante, se faisant face). Les pavillons corses battent au vent et la cérémonie est belle, humble, mais aussi amère, à l’image de ces chants typiques de l'île relayés par la foule. La cameraman de France Info à côté de moi essuie quelques larmes discrètement jusqu'à ce que le cercueil ressorte de la petite église blindée, porté une nouvelle fois jusqu'à son ultime demeure, un tombeau familial à deux kilomètres de la ville. Au fond de moi, je suis content de n’y avoir pas dormi la veille et de me faire réveiller par ces gens. La dispersion des réunis pour ce dernier hommage prend du temps et déjà, une longue file de véhicule s'impatiente pour regagner la direction d'Ajaccio. Je la remonte jusqu'à retrouver mes affaires puis chemine tranquillement accompagné de deux clébards errants jusqu'à l'autre bout d'une plage où je finis par planter ma toile de tente dans un équilibre précaire. Samedi, je fais un aller-retour jusqu'au centre commercial d'Ajaccio où je recharge mes batteries et en profite pour me réapprovisionner en bouffe. Sur le retour, je n'arrive pas plus loin que la petite ville de Sagone (juste avant Cargese), trouve un petit chemin sur les hauteurs pour y camper paisiblement quand soudain, nuit tombée, seul au monde, j'entends renifler et remuer dans les branchages. Groin, groin. Putain. Groin, bruits de branches qui craquent. OH PUTAIN. (des sangliers). Respire AVSD, respire. Ma lame de 9cm et mon spray au poivre ne me seront d'aucune utilité s'ils décident de me charger. Ils sont au moins deux, enfin je crois. 10 ou 15 mètres de la tente. Pas de bouffe d'ouverte grâce à Dieu. Putain le p'tit pain au choc', est-ce qu'ils sentent le p'tit pain au choc' ? Est-ce que j'abandonne tout et je cours ? Est-ce que les sangliers montent aux arbres ? Ils nagent ça oui, on me l'a dit ici. Mais est-ce que moi je sais monter aux arbres ? En deux temps, je sors le museau de la toile et je cours avec la moitié de mes affaires à l'habitation la plus proche, 150m plus bas. Je finis par trimballer ma tente en me pétant dessus de frousse en dehors de cette zone disputée et la replante sur un bord de route gazonneux. La nuit fut courte, la pluie sablonneuse une fois de plus, mais je reste en vie et déterminé à continuer la route.

Dimanche, je m'octroie en bon seigneur un jour de repos avec un unique objectif, avancer jusqu'au village suivant Cargese : Piana. Rapidement, je me pose sur une plage absolument déserte et m'allonge, profitant du soleil et de la chaude température. Plus loin, entre les rochers, je découvre une mini plage privée de galets d'à peine quelques mètres carrés, entre deux murs, à l'abri des regards. Je me dénude, sors mon savon et tente une douche rapide dans l'eau glacée : c'est à peu près raté. De retour sur le sable, quelques gens sont en balade, un couple s'excuse de me déranger, leur chien furette autour de moi, Moujib et moi discutons, il me propose carrément de m'amener à Piana plus tard dans l'après-midi, après la fin de leur balade ou de prendre une douche chez eux, je reste pantois devant ses propositions et sa gentillesse. Je remonte cependant sur la place principale du village pour retendre un peu le pouce. Après une dizaine de minutes, un homme sortant du restaurant à côté me demande où je vais, il doit s'arrêter avant, tant pis, puis il revient vers moi et me dit : « en fait, j'ai bien réfléchi, j'ai rien à faire cet après-midi alors je peux t'emmener où tu voudras, monte ». Et c'est parfois comme ça aussi la vie sur les routes. 

Hugo frôle la cinquantaine, il a été cuistot sur des bateaux luxueux, ça l'a mené partout autour du globe mais c'est dans sa ville d'origine, Paris, qu'il a rencontré sa compagne, Sandra, elle aussi cuisinière. Ici, ils travaillent pour un restaurant de la famille Colonna depuis plus de six ans. L'île leur a plu à tous les deux, mais surtout les gens, la façon qu'ils ont eu de les aider, les recevoir parmi eux. Tout en conduisant, Hugo m'indique un ancien restaurant tenu par des copains italiens, la bergerie où travaillait Yvan Colonna, puis les calanches de Piana où nous passons, car il tient à me les montrer, avant d'arriver à la petite ville de Porto où des vaches ont décidé de faire un barrage et nous revenons ainsi sur nos traces. Hugo a la gouaille du vieux parisien. Il me demande ce que je fais ce soir et répond tout à trac, tu restes manger avec nous, et tu dors à la maison pigé ? Il est pas moins fier de me montrer la petite maison qu'il loue à un agriculteur local affublée de la double casquette de gros propriétaire terrien (ce qui est le cas de beaucoup d'entre eux ici). Tranquille le chat, personne pour faire chier, sauf ses vaches qui bousent dans le jardin. Acheter un terrain en Corse relève d'après ses dires d'une sacrée mission. Les corses ne revendant qu'aux corses, les terres restent souvent en famille ou finissent en parts d'un gâteau à se partager post-décès. Celles qui tombent entre les mains de pinzutu finissent par exploser comme ce fait divers qui remonte à la nuit dernière. Les règlements de compte ont déjà commencé ici.
Bâtie sur une ancienne bergerie où se trouve leur actuelle cuisine, la maison s'élève à la façon de celle des Moomins. Nous profitons du soleil sur la terrasse avec Sandra et les chats pour discuter, Hugo se frotte les mains du diner qu'il a préparé : un denti au romarin et au citron. C'est ton jour de chance mon gars, le gars il vient, je le ramasse en stop, je lui fais faire le tour de l'île, il met les pieds sous la table, logé nourri et avec un putain de poiscaille miam ! Aie. À quel moment je suis censé lui dire que j'exècre tout ce qui sort de la mer ? Deux invités se joignent à la fête, Mélanie et Théo, saisonniers en cuisine et pêcheur en mer. Je saisis ma chance pour embarquer sur le bateau dans un futur proche, tout le monde se régale du poisson (que j'ai goûté par respect envers mes hôtes) et moi d'un délicieux filet mignon préparé minute par Hugo. Après une nuit passée avec trois chats à mes pieds sur le lit, j'accompagne Sandra faire quelques courses et ensuite elle me déposera au village suivant. Sortant de la supérette (équipée d'un petit frigo avec des produits périmés du jour ou de la veille gratuits, super idée), elle me lance qu'elle fera une bolo ce midi et voyant l'émoi du d'moiseau, s'empressa de m'inviter à déjeuner avec eux une nouvelle fois. Une bolognaise, faite par une cuisinière, une vraie, comment refuser ? Je quitte le nid finalement, Sandra me dépose sur la place de Piana en début d'après-midi, puis je me dirige à l'aveugle dans les ruelles du village vers la côte. Coup de bol, je tombe sur le début du sentier menant à la plage où je projette de me poser pour la nuit. 1,4km en descente, panorama incroyable, eau turquoise, je vous fais pas de dessin. Rapidement, je suis rattrapé par un long blanc bec en bermuda qui approche de la soixantaine. Antoine tient le resto tout en bas du sentier, le seul de la plage de Ficaghjola où nous allons. Il le tient de son père, qui l'a lui-même bâti avec des ouvriers siciliens qui montaient leurs murs à l'oeil, sans fil de plomb, et que ça a pas bougé d'un centimètre en soixante ans, mesures à l'appui ! La réouverture du restaurant est pour la fin de semaine, elle lui semble un peu tardive faute de touristes sur l'île. Un turc ayant hérité d'un appartement à Piana de sa femme Corse et deux toulousaines se joignent à notre discussion. Antoine rayonne, on lui aurait même proposé un milliard pour son terrain, proposition d'un riche du Bahrein qu'il s'est permis de refuser. Je les quitte, la plage où je pose mes affaires est déserte. Le soleil s'éclipse assez vite derrière les hautes falaises qui nous enserrent. Quelques anciennes petites cabanes de pécheurs s'inscrivent dans le fond de ce décor paradisiaque en mars et cauchemardesque en pleine saison. Ayant vérifié le temps qu'il me faudrait pour remonter jusque Piana, et de Piana pour atteindre Porto en suivant la route qui descend à travers les Calanches, je modifie mon plan initial de coucher sur cette plage pour avancer un peu jusqu'au stade municipal en friche où me dit-on, des chiens à proximité empêchent les sangliers d'approcher. C'est une information que je prends bien en compte et m'y rends prestement. La remontée du sentier s'avère être un exercice physique éreintant. Sa descente longuette est devenu un chemin de croix avec ma charge, aussi un live de Metallica dans les oreilles n'est pas de trop pour galvaniser les muscles qui tiraient encore au flanc. Sorti de la ville, j'entre dans le domaine du stade et y découvre une petite cabane abandonnée, parfaite pour y passer la nuit. Ancienne buvette j'imagine, elle est maintenant reconvertie en logement social d'araignées plus ou moins grosses auxquelles je préfère ne pas porter trop attention. Par curiosité, je suis allé jeter un coup d'oeil aux clebs qui ne font qu'aboyer. Ils appartiennent aux chasseurs de la commune et j'espère qu'ils sortent quand même de leur petit enclos individuel en dehors des périodes de chasse (fermée depuis fin janvier ici). Je crois entendre un ou deux sangliches pendant la nuit, rien de grave, et au matin, je continue ma descente de la route vers Porto. Là, c'est environ 4km de pur régal tandis qu'un soleil timide s'élève au dessus des monts magmatiques qui font face au golfe de Porto. Les roches se colorent avec la lumière et passent de l'ocre au rose rougeâtre. Leur découpe est impressionnante, le paysage saisissant. Je suis seul sur cette route où apparaissent quelques bagnoles de temps à autre. Un rocher immense, de plusieurs tonnes, tient en équilibre face au vide. Une bagnole rouillée pointe encore le bout de son moteur au fond d'un ravin. Une chèvre esseulée fait tinter de sa cloche sur les bords escarpés d'un restaurant encore fermé. Bref, ce spectacle est sensationnel. Arrivé à Porto, je m'enquiers de renseignements pour la suite de mon périple. On me prévient que la route que j'envisage de faire est en cette saison impossible, mais je la tente quand même. En effet, de Porto à Calvi, il n'y a pas de route plus directe que celle qui passe par Galéria, seulement entre ici et Galéria, c’est la galère lol, il n'y a rien que du maquis, alors rares sont les habitants à s'y rendre, d'autant qu'Ajaccio est d'ici plus rapidement accessible. Deux heures de stop sans succès m'en convainquent, je pointe dans l'autre sens un retour par Ajaccio, un train vers le centre ou Bastia et un nouveau trajet pour le lendemain arriver à Calvi. Une camionnette s'arrête pour moi et là, en sort HUGO ! Le bougre était venu faire des travaux à Porto avec un ami de la Somme, j'embarque, débarque à Cargese et là monte avec le turc croisé à Piana ! Incroyable non ? Dis-donc, quand on dit que tout le monde finit par se connaître sur cette île ! Oran rentre à Paris où il est tailleur et me dépose à la gare d'Ajaccio. La Micheline (train local desservant Calvi, Bastia, Corte et Ajaccio) effectuera son dernier voyage de la journée pour moi. Après une traversée somptueuse des massifs boisés centraux, je descends à Ponte Leccia alors que la nuit tombe. La pluie s'annonce de la partie alors je m'engage sous le pont de la ville, y plante mon abri et finit par donner raison à un Marc Messian, professeur principal prophétique de ma seconde au lycée des Flandres qui tint devant moi et mes parents ces propos : « votre fils est et restera un bon à rien. C'est à peine si on peut espérer qu'il finisse clodo ou qu'il vive sous un pont, il sera sûrement drogué, s'il ne l'est pas déjà. »

C’était il y a 15 ans. Aujourd’hui j'ai 30 ans, et quelques jours après une tombe, je finis par dormir sous un pont. C'est un choix pour moi qui aie tout quitté. J'en suis fier, car si je n'en étais pas fier, je serais probablement déjà mort. Ce soir, je suis vivant dans la nuit froide. Je souffle sur mes braises pour raviver ma flamme et brûler ces démons qui veulent écrire à ma place la fin de mon histoire.

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